Discours de Anna Krasteva lors de la cérémonie de remise
du titre docteur honoris causa de l’Université de Lille, le 25 juin 2010.
Démocratie, économie de marché, société civile – tel est le triple défi de la transition postcommuniste, plus complexe que les précédentes. R. Darhendorf en établit le calendrier : six mois, six ans, six décennies – des mois pour les institutions démocratiques, des années pour le passage à l’économie de marché, des décennies pour la construction d’une société civile forte et vibrante.
Toutes ces priorités présentent la transition dans la perspective de l’Etat. La perspective des citoyens se résume en trois mots : migration, migration, migration. Nombreux individus postcommunistes (de chaque dixième à chaque troisième selon les pays) ont choisi de dénouer leurs projets de ceux de leurs Etats ; le vote par les pieds a précédé et l’emporte toujours sur celui aux urnes ; les réseaux se sont avérés plus efficaces que les institutions ; les temporalités individuelles se sont éloignées de la temporalité étatique.
La migration a été une des libertés consommée avec le plus de plaisir et d’avidité. Elle permet aussi de mieux comprendre un phénomène sociologique majeur : l’émergence de la figure de l’individualiste postcommuniste qui n’est plus modelé et guidé par la collectivité et les instances socialisatrices, mais dont le centre est en lui-même, qui revendique son rôle d’acteur et s’inspire beaucoup moins du bien public et des grands enjeux sociétaux que de son propre projet, de son désir d’accomplissement de soi, de sa détermination à vivre dans sa propre temporalité sans payer le prix de la lenteur des réformes.
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La mobilité – contrainte ou liberté ? Le dilemme est vécu et théorisé à l’Ouest qu’à l’Est de l’Europe avec la même intensité, mais avec des différences significatives. Je résumerai ce parcours théorique en quatre temps.
Le public français aujourd’hui est en train de découvrir la version originale de « Sur la route » de Jack Kerouac. Nous sommes en 1957. Dans ce roman-phare de plus d’une génération les personnages voyagent tout le temps sur les routes de l’Amérique, travaillent peu ou pas, réfléchissent sur les grands problèmes de la vie, aident les autres à trouver du sens.
Ils ne sont que mobiles. La condition de mobilité est constitutive de l’authenticité de l’existence.
Nous sommes en 1998. Zigmund Bauman définit la mobilité comme la nouvelle source d’inégalité. Aux sources traditionnelles – économique, sociale, culturelle, il ajoute l’accès à la mobilité. La mobilité devient un droit dont certains jouissent et d’autres – pas.
Nous sommes en 2010 et le dernier numéro de la revue « Politique » porte le titre éloquent « Idéologie mobilitaire». Il décrit le passage du paradigme de mobilité à l’idéologie mobilitaire qui, je cite, fait des ravages. On y trouve peu de libertés et bien des souffrances et inégalités. Refuser la mobilité est déjà caractéristique du looser. Il devient difficile de valoriser des figures positives de l’immobilité.
Ces trois visions marquent trois interprétations et trois étapes des théorisations occidentales.
Pour introduire le regard Est européen, il faut revenir en 1989, aux révolutions de velours et à la découverte de la migration. La mobilité est vécue comme liberté.
Il y a deux figures polaires pour décrire les migrations européennes : « 3D » et « eurostars ». 3D vient du travail d’une majorité de migrants : difficult, dirty, dangerous. Les Eurostars sont à l’autre pôle – professionnels hautement qualifiés, réussissant partout, la réalisation du rêve de l’Europe intégrée et sans frontières, où la mobilité spatiale devient mobilité sociale.
Les migrants Est Européens sont entre-deux, nombreux 3D, mais eurostars aussi. Ce qui est intriguant dans leur expérience est que même certains 3D se sentent comme eurostars. Ils peuvent être surqualifiés pour leur travail, mais pourtant satisfaits, parce qu’ils ont assumé le contrôle de leur vie et se sont affirmés comme le centre de leurs choix, décisions, projets. Ce qu’ils perdent en termes de qualification, ils le gagnent en termes d’acteur.
La critique de l’idéologie mobilitaire à l’Ouest montre la mainmise d’un pouvoir invisible et soft sur la mobilité qui la transforme en contrainte.
A l’Est le pouvoir est visible et pas soft du tout, mais les citoyens s’approprient le droit à la mobilité comme liberté pour travailler, vivre et être autrement.
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Le migrant est mon objet d’études, mais aussi une métaphore de l’intellectuel postcommuniste. L’intellectuel dans une société en profonde transformation, comme le migrant, est un pionnier. L’un, aussi bien que l’autre, aspirent à l’au-delà des frontières, explorent de nouveaux territoires, assument des risques, se (re)construisent « sur la route ».
Je vais articuler la condition intellectuelle postcommuniste en quatre volets : institutionnel, épistémologique, théorique, civique.
Ce qui est passionnant dans l’expérience universitaire postcommuniste c’est de transcender le cadre classique d’enseignement pour œuvrer à la création d’un nouveau type d’Université : plus innovatrice, plus dialogique avec les étudiants, plus impliquée dans la cité, plus ouverte vers l’Europe et le monde. L’Université comme membre actif de la société civile.
Un exemple pour illustrer : on a créé une filière francophone de sciences sociales et politiques. On vient d’en fêter le dixième anniversaire. En une décennie elle a su réaliser son quadruple objectif :
- former des élites européennes bilingues et souvent multilingues ;
- dynamiser la francophonie – à l’époque de la diminution de ses locuteurs, les filières universitaires apportent une nouvelle vitalité. La francophonie sort des cercles littéraires pour pénétrer aussi les cercles professionnels ;
- introduire l’altérite linguistique et culturelle pour pouvoir nous questionner, nous relativiser, nous comprendre ;
- mêler intrinsèquement diversité et démocratisation.
L’innovation institutionnelle serait un emballage vide sans un renouveau des paradigmes. Le plus grand défi pour les sciences sociales et politiques postcommunistes était d’effectuer un tournant épistémologique, de sortir de l’univers théorique pensé en termes de déterminismes et lois sociales, pour ouvrir de l’espace aux acteurs et aux identités, pour passer d’un paradigme dominant à un pluralisme théorique.
Epistémologie va de pair avec théorie. Si par rapport à la première on a été nombreux à y contribuer, je m’accorderais quelques modestes mérites à la constitution de deux nouveaux domaines, le premier – avec déjà quelques résultats, l’autre – encore en chantier.
J’entends nouveau domaine au sens fort, avec une triple signification par rapport à l’objet, aux outils théoriques, à la communauté scientifique.
C’est une chance et privilège dans la vie d’un chercheur de pouvoir s’engager dans un domaine à ses débuts, au moment même ou son objet émerge et se constitue.
De la théorie du capital humain au transnationalisme, de la conception institutionnelle au système-monde – quelle théorie choisir pour analyser les migrations postcommunistes reste toujours un défi. Créer le premier centre d’études migratoires, organiser le premier séminaire académique, qui fêtera bientôt ses dix ans, former les premiers doctorants – la constitution d’un nouveau domaine de recherche et d’enseignement, la création d’une communauté scientifique est un effort à longue haleine, miné de défis et paradoxes, mais valorisant par son esprit pionnier.
Le second domaine émerge dans la transition des réseaux transnationaux transcendant l’espace géographique à la découverte d’autres types d’espaces, eux-mêmes nouveaux, et d’autres problématiques : réseaux virtuels, politique sur Internet, e-citoyenneté, démocratie digitale.
Un fil rouge unit ces deux domaines: la réinvention de la démocratie, la recherche de formes post nationales, dont la démocratie cosmopolite avec deux idées fortes :
- l’émergence de la figure du citoyen du monde globalisé – le migrant ;
- l’engagement du citoyen (dé)connecté.
Le quatrième volet de la condition post communiste académique est la transformation du chercheur en intellectuel. Le premier parle de la chaire universitaire, le second – dans la cité. Les deux contribuent au développement de la science, l’intellectuel s’engage aussi avec le développement de la démocratie.
L’intellectuel post communiste ne peut se contenter de la vita contemplativa, il est appelé à assumer aussi la vita activa, à œuvrer, par son œuvre et par son action – pour la liberté.
Si Max Weber oppose éthique de la conviction et éthique de la responsabilité, les intellectuels post communistes sont, ici encore, appelés à des synthèses, à donner l’exemple d’une éthique de la conviction comme éthique de la responsabilité.
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« Je veux que mon nom soit oublié, que seulement mes travaux perdurent. Mes travaux vont perdurer, si seulement mon nom sera oublié». L’humilité peut être aussi grande que la grandeur et Gandhi nous en a laissé l’exemple inégalé.
Toute admirative que je sois du génie du penseur et leader indien, la culture européenne qui donne sens à mon expérience, valorise fortement la subjectivité.
Je ressens une émotion inédite de l’honneur que l’Université Lille 3 me fait et le très haut titre que vous m’accordez je le reçois comme un triple message :
- reconnaissance à la chercheure et intellectuelle ;
- distinction à la hauteur de laquelle à partir de ce moment unique et fort mesurer mes écrits et mes engagements ;
- encouragement à continuer à transcender les frontières – géopolitiques, culturelles et disciplinaires – pour créer des espaces de réflexion critique et de dialogue.
Pour être autrement dans la pensée.
Pour être autrement.
Merci.
Video de la ceremonie:
http://live3.univ-lille3.fr/a-la-une/doctorat-honoris-causa-partie2.html
Dear Anna Krasteva,
Congratulations to your academic success! Your talk on transformation and migration is an interesting analysis of some aspects of the present problems in our societies and therefore very inspiring. All the best, Jutta Lauth Bacas (Athens)