De l’anecdotique au politique
Le maire d’un village de montagne au sud de la Bulgarie lance un prix original : un appartement deux-pièces à la fille qui va se marier à un médecin et le convaincre à venir et à pratiquer auprès des 970 habitants. Le maire innovant multiplie ses initiatives : si le docteur reste plus d’une année, le maire va organiser une fête au village avec le cheverme[1] à la place centrale.
Si je commence par cette petite anecdote, c’est parce qu’elle illustre les principaux défis du système de santé en Bulgarie :
– la pénurie de médecins devient si grave qu’elle demande des mesures urgentes ;
– la politique sanitaire de l’État est tellement déficitaire que les autorités locales sont contraintes à chercher des solutions elles-mêmes ;
– les régions défavorisées sont les plus touchées par le déficit des médecins ;
– les tendances sont lourdes à renverser, que des mesures innovantes seraient capables d’en faire face ;
– le professionnel et l’existentiel sont intimement lies dans les motivations de mobilité et les politiques efficaces sont celles capables d’adresser leur subtil mélange.
Trois portraits – trois figures de la mobilité
Médecin, écrivain, artiste
Dr. K. V. est rayonnante : une salle pleine d’ambassadeurs francophones, collègues et amis l’applaudissent pour son livre ou elle raconte ses souvenirs de médecin dans un pays maghrébin dont elle est tombée amoureuse de la gentillesse et la cordialité des habitants, de la beauté des paysages, de la richesse du patrimoine. Une exposition avec ses tableaux enrichit la palette des expressions artistiques des souvenirs d’une carrière professionnelle à l’étranger.
Médecine, mobilité et francophonie sont mélangées dans un mixte professionnel, culturel et existentiel. Comme nombreux médecins francophones pendant le communisme, Dr K. V. est partie pour l’Algérie avec son mari, docteur aussi. Puis elle a travaillé quelques années au Maroc. Elle ne garde que des souvenirs enchantés de découvertes culturelles et humaines, de nouveaux défis professionnels. Le retour en Bulgarie n’a pas été bouleversé par ruptures et discontinuités, tout au contraire, a été marqué par une double continuité : professionnelle et culturelle. Dr K. V. a longuement été l’un des médecins préférés du corps diplomatique français et francophone à Sofia, elle a été décorée par les Palmes académiques françaises et est toujours l’une des figures clés de la communauté francophone en Bulgarie.
Entre la nomenclature et la dissidence
L’histoire du Dr V. I. est plus sinueuse et dramatique. Elle commence calmement par un pays occidental ou Dr V. I. accompagne son mari, un représentant de la nomenclature de l’époque. Elle finit des études de médecine et réussit à s’intégrer dans un hôpital passant les paliers de débutant vers chef de service. Elle est très appréciée par ses collègues et ses patients. Son mari retourne dans le pays, accompagné de sa femme et les enfants. Appartenir à la nomenclature apporte nombreux privilèges dont les séjours à l’étranger parmi les plus appréciés, mais cette appartenance est fragile et fonction des vents et marées politiques. La position du mari se fragilisant de plus en plus, la famille décide de mobiliser le capital professionnel de l’épouse et de repartir de nouveau pour l’étranger, cette fois pour les destinations accessibles aux professionnel de santé – pas l’Ouest, mais le Sud, le Maghreb. Le diplôme, l’expérience professionnelle et le travail assidu de Dr V. I. garantissent une belle reconnaissance dans le nouveau cadre aussi. La situation du mari, loin des yeux, mais pas de l’attention des autorités ne fait que s’aggraver et la famille décide de passer de l’autre côté de la barrière, de prendre la route de la fuite et de l’exil. L’histoire – pleine d’aventures, épreuves, secrets, difficultés – est digne d’un film ou roman. Elle passe inévitablement par quelques pays et surtout quelques statuts – demandeurs d’asile, réfugiés, nevuzvrushtentzi[2].
Les liens avec la Bulgarie étaient déchirés des deux côtés : de la part de l’État totalitaire qui privait les individus de la liberté de mobilité et qui les punissait quand ils osaient l’assumer ; de la part de la famille qui avait tant souffert de la coupure brutale avec les autres membres de la famille, de la propriété perdue, du lieu natal interdit, que ne voulait plus y investir affectivement. L’interview a eu lieu plusieurs années après la transition démocratique, quand Dr V. I., déjà en retraite avait déjà commencé à se réconcilier avec la patrie, à y revenir de plus en plus régulièrement, à acheter un petit appartement et une petite villa pour être chez soi et pas toujours invitée.
Entre-deux
Dr. B. S. est spécialiste de renom dans un des meilleurs hôpitaux à Sofia. Ses compétences et son expérience lui ouvrent les portes des cliniques privées ou l’on l’appelle pour des consultations. Il a déjà fait un séjour en France dont il est assez satisfait. Il souligne le salaire incomparable avec celui en Bulgarie, le prestige de la profession, l’équipement moderne et les possibilités d’apprendre de nouvelles méthodes. Il est revenu à Sofia pour deux raisons : parce qu’il était intérim et parce que les autres propositions qu’il avait reçues étaient pour de petites villes qui n’offraient pas les meilleures conditions d’éducation à ses enfants et de qualité de vie pour un citadin habitué aux charmes des grands centres urbains. Il continuait à examiner de nouvelles propositions, content de la possibilité d’avoir des choix – pour la mobilité, dans le développement professionnel, pour le cadre culturel. Il est tout heureux de la possibilité de comparer – cadre de travail et cadre de vie dans les deux pays, de prendre le temps de mûrissement de la décision, de la liberté de ne pas prendre des décisions définitives.
Ces trois récits renvoient à trois types de mobilité de médecins :
– la mobilité comme épanouissement professionnel et découverte interculturelle ;
– la migration comme fuite du régime communiste ;
– la mobilité comme chance professionnelle et liberté post-communiste.
Ce chapitre a un objectif triple :
– multiplier et diversifier les figures de la mobilité en blanc ;
– s’opposer aux schémas interprétatifs trop réducteurs inspirés par la théorie migratoire néoclassique avec son accent sur la différence de salaires qui sous-estime les dimensions symboliques, professionnels et existentiels ;
– dépasser la conceptualisation unique en termes de migration pour ouvrir un champ théorique ouvert et pertinent aux parcours plus fluides, à l’enchainement de mobilité – retour – nouveaux départs, à l’individualisation des « usages » de la mobilité dans les projets professionnels des médecins.
Le chapitre résume deux ans de recherche dans le cadre du projet « L’émigration féminine hautement qualifiée dans le secteur de santé roumain et bulgare vers la France : enjeux, défis et perspectives futures » dirigé par Despina Vasilcu de l’Université de Suceava. Le terrain s’est déroulé dans les deux capitales Paris et Sofia. L’article est fondé sur les 17 interviews avec différentes catégories de médecins :
– les directeurs de trois grands hôpitaux à Sofia ;
– des médecins bulgares migrants en France ;
– des médecins bulgares retournés après un séjour professionnel en France et/ou autres pays ;
– des médecins mobiles qui pratiquent dans les deux pays ;
– des médecins bulgares qui envisagent de migrer après avoir fait l’expérience de mobilité professionnelle relativement brève ;
– un médecin français, responsable de service et membre de nombreux comités avec une vision panoramique du système de santé en France.
L’enquête est complétée par une observation participante des principales institutions avec qui l’auteur a co-organisé un grand colloque « Médecins et mobilité » le 22 novembre 2012. Le colloque a eu lieu au Parlement et a rassemblé des représentants de la Commission de la Santé de l’Assemblée nationale, du Ministère de la Santé, des syndicats des médecins et des infirmières, des directeurs d’hôpitaux, d’experts de quatre pays européens, médecins bulgares et un médecin français, spécialiste en télémédecine. La méthodologie inclut aussi l’analyse des discours politiques, syndicaux, professionnels et médiatiques. L’étude de la migration sanitaire s’inscrit dans les études de longue haleine de l’auteur de la migration de et vers la Bulgarie et les Balkans avec un accent sur la migration hautement qualifiée (Krasteva, Karabinova, Kasabova, 2010 ; Krasteva, 2008).
Je vais structurer cette analyse en quatre parties : paradoxes, périodisation, panorama, figures.
Des flèches aux spaghettis et à la cosmopolitisation des biographies
Avant d’entrer dans le vif du sujet, je vais formuler les deux tendances des migrations contemporaines les plus pertinentes pour la thèse défendue dans l’article qui argumente le passage de la migration unidimensionnelle à la diversification des parcours et à la mobilisation du capital mobilitaire dans les projets de carrière et de reconnaissance.
La première s’exprime dans la transition des flèches aux spaghettis (Herzlich, 2004). Traditionnellement, la migration est pensée en termes de facteurs push-pull et du mouvement du pays d’origine vers le pays d’accueil. La flèche visualise cette conceptualisation et illustre par sa forme claire, solide, déterminée et prévisible le ‘grand narratif’ de ce paradigme théorique. Il est tout à fait surprenant de voir comment ces explications, valides pour les grandes migrations de masses de la fin du XIXe siècle jusqu’après la Seconde Guerre mondiale sont appliquées aujourd’hui aussi à des mobilités fort différentes comme la circulation des cerveaux dans un marché de plus en plus globalisé pour les hautement qualifiés. La nouvelle Europe voit naître et se développer des nouvelles migrations : « Le modèle classique du push et du pull est aujourd’hui insuffisant pour comprendre les circulations migratoires dans un espace pluridimensionnel ou rendre compte de la diversité des situations migratoires. En effet, les migrations à présent ne sont plus seulement pensées à partir de couples départ-arrivée, installation-retour, temporaire-permanent, mais plutôt dans un espace pluridimensionnel dans lequel les individus circulent sur des modes variés et de plus en plus individués : apparaissent alors des migrations multipolaires, transnationales, pendulaires… » (Rouleau-Berger, 2010 : pp. 9-10).
Les spaghettis (Herzlich, 2004) illustrent ces formes migratoires de plus en plus individualisées et diversifiées. Elles relativisent aussi la forte hiérarchisation entre centre et périphérie implicite aux flèches. L’ambition théorique de cette étude est de conceptualiser la transition des flux à l’individualisation et à la diversification des parcours comme plus pertinente à l’explication de la mobilité en blanc avec ses deux dimensions : le fort « capital mobilitaire » des hautement qualifiés et la très forte convertibilité de l’expertise médicale dans des nouveaux contextes.
De la migration à la mobilité résume la seconde tendance qui s’exprime dans la transition de l’installation dans le pays d’accueil vers « l’installation dans la mobilité ». La migration classique est de plus en plus accompagnée de l’expérimentation de nouveaux modes qui relèvent plus de la mobilité que de l’installation : allers et retours entre le pays d’origine et le pays d’accueil pour profiter des avantages professionnels de chacun d’eux, pratique transnationale – cabinets dans deux pas, migration d’un pays non européen vers un pays européen, en occurrence la Bulgarie, avant un second départ vers un autre pays encore « plus » européen, en occurrence la France. Ces cas qui seront détaillés illustrent le phénomène que Laurence Rouleau-Berger appelle la « cosmopolitisation » des biographies (Rouleau-Berger, 2010). La chercheuse française parle de « la naissance d’une nouvelle bourgeoisie cosmopolite » (ibidem) et en voit les figures dans les entrepreneurs et les cadres, cet article esquissera les premiers signes de l’émergence d’un corps médical transnational.
Migration exceptionnelle
La migration des médecins jouit de la reconnaissance de son caractère exceptionnel grâce à son quadruple capital social :
– professionnel. Les médecins font partie des cerveaux mobiles, mais ne s’y fondent pas dans leur masse. La migration sanitaire fait partie de la migration hautement qualifiée, mais y garde toujours une place spéciale – les nombreuses études, publications, politiques, discours en attestent ;
– humanitaire. « Si je remplis ce serment sans l’enfreindre, qu’il me soit donné de jouir heureusement de la vie et de ma profession, honoré à jamais parmi les hommes ». Peu de professions sont honorées par un serment comme le serment d’Hippocrate qui souligne le caractère exceptionnel de la médecine au service de la communauté.
– économique. « The healthcare sector constitutes one of the most significant sectors in the EU economy with an important employment potential due to an ageing population and increasing demand for healthcare » (EC 2012, p. 1). Le paradoxe positif de la profession médicale est qu’elle reste stable avec une demande – nationale et internationale – de médecins même en temps de crise économique.
– démocratique. Les « Médecins sans frontières »sont le visage global de l’implication dans les conflits, guerres, crises, de l’engagement pour les droits de la personne. La dimension démocratique est doublement importante pour les pays post-communistes. Les médecins ont été parmi les acteurs sociaux les plus engagés pendant la première décennie de la démocratisation en Bulgarie, le premier président du premier syndicat démocratique « Soutien » est médecin – Dr Trenchev. Tout au long du développement post-communisme les médecins ont attesté de leur capacité à se mobiliser rapidement et fortement pour des enjeux professionnels et des causes politiques. Le potentiel démocratique est attesté par leur engagement, ainsi que par le ‘poids’ de leur parole qui est plus écoutée par les autorités.
Périodisation
On pourrait distinguer quatre vagues/périodes de la migration sanitaire en Bulgarie en mobilisant le schéma explicatif classique push-pull.
La première période pendant le régime communiste se caractérise par des facteurs push puissants, tandis que les facteurs pull sont réduits au minimum. Ce n’est pas le médecin qui se laisse attirer ou séduire par le pays de destination, c’est l’État qui arrête une petite liste de pays-frères ou il réglemente la mobilité sanitaire de courte durée.
La seconde vague date du début des années 90 – le début de la transition démocratique. Elle se caractérise par deux particularités opposées : liberté pour la construction du projet migratoire et difficulté par rapport à la reconnaissance des diplômes, la nécessité de refaire les études.
La troisième vague au début de l’intégration européenne en 2007 renverse le rapport push-pull. Si avant le push l’emportait sur le pull, les dernières années on voit émerger le pull : plusieurs pays commencent à séduire les jeunes docteurs ou diplômés de médecine par de spécialisations payantes, par des offres combinant poste et cours de langue, etc. Ce ne sont plus les médecins qui cherchent de nouvelles possibilités, mais de plus en plus de nouvelles possibilités sont offertes aux médecins. Si avant la non reconnaissance des diplômes était le grand obstacle, ils n’entravent plus la mobilité sanitaire dans l’espace européen.
La dernière vague des eurostars (Favell, 2009 ; 2009 a) du début de 2010 construit et établit un autre modèle : séjour Erasmus – études en France ou autre pays de l’UE – spécialisation – poste. Ces eurostars sont les professionnels des secteurs de pointe et déficitaires en effectifs – informatique et médecine. Ils sont les favoris de la Commission européenne car incarnant l’idéal de la libre circulation de travail. Toutes les autres formes de migrations sont restreintes, il n’y a que la hautement qualifiée qui est stimulée.
Paradoxes
Le caractère spécifique de la migration sanitaire s’exprime dans le paradoxe comme la conceptualisation la plus pertinente pour problématiser les décalages entre les stratégies des acteurs et les politiques, entre les régimes politiques et le management des mouvements des cerveaux. J’en résumerai cinq.
Pays fermé – médecins mobiles. Le communisme construit le premier paradoxe. Étant la réalisation accomplie de l’univers foucaldien de surveillance et contrôle de population, l’État communiste était conçu comme fermé. Les rares exceptions concernaient les professionnels – médecins, ingénieurs, techniciens, professeurs. L’État bulgare avait conclu des accords avec nombreux pays du Tiers monde, et particulièrement du Maghreb – Algérie, Maroc, Libye, etc. Ces accords définissaient et strictement régulaient la mobilité. Les professionnels n’avaient pas le droit de choisir l’employeur, négocier avec lui, le changer, ou encore moins prolonger le séjour au-delà du contrat. La théorie distingue deux types de migration : économique et politique, le communisme les a intrinsèquement unifiées. La migration était nationalisée, extraite de la sphère privée pour devenir affaire d’État. La politique migratoire n’était pas conçue comme une politique publique parmi d’autres, mais comme une priorité d’Etat (Krasteva, 2008, pp. 113). Le système migratoire était défini suivant des lignes idéologiques et de la politique de solidarité avec les pays en développement.
Le second paradoxe est le renversement du rapport migration versus mobilité. Mon premier exemple de « médecin, écrivain, artiste » illustre la mobilité – après des séjours professionnels dans deux pays maghrébins, le médecin rentre définitivement en Bulgarie. Le second exemple ‘de la nomenclature à la dissidence’ illustre le cas opposé quand la mobilité se transforme en migration. Les deux cas sont typiques, mais le premier exprime la règle, et le second – les exceptions.
Catherine de Wenden argumente que plus les frontières sont fermées plus les migrants sont enclins à s’installer ; plus les frontières sont perméables, plus les migrants préfèrent la circulation et la mobilité (Wihtol de Wenden, 1999). Cette règle ne s’applique pas au communisme, plus fermé que la « forteresse Europe », mais ou la mobilité l’emporte sur la migration. Je ne résumerai que deux arguments pour ce décalage entre théorie migratoire et phénomène migratoire. Le premier est l’« expropriation » des choix migratoires par l’État communiste ; le second renvoie à l’efficacité plus prononcée d’un régime non démocratique à imposer sa politique sur ses citoyens.
Le troisième paradoxe souligne les politiques migratoires contrastées. Un président roumain a formulé de manière anecdotique la première en s’adressant aux émigrés : « Chers compatriotes, ne revenez pas, s’il vous plait, nous n’avons pas de boulot à vous offrir et nous avons besoin de votre argent ». Il a résumé le paradoxe de la politique par rapport aux migrants moins qualifiés, appelés « les 3D »[3] : leur départ soulage la pression sur le marché de travail domestique et diminue le chômage ; leur non-retour assure la continuité des transferts à impact positif sur les finances des familles et de l’État.
Politique de départ | Politique de retour | |
3D | Please, go | Don’t come |
Cerveaux / Médecins mobiles | Please, don’t go ! | Please, come back ! |
La politique par rapport aux hautement qualifiés est structurée autour des pôles opposés : non-incitation au départ et invitation au retour.
Le quatrième paradoxe renvoie à deux récits différents, deux narrations opposées du même phénomène.
Un phénomène – deux discours opposés | |
Autorités politiques et sanitaires | Médecins mobiles |
Perte des cerveaux médicaux
Export de capital national Manque de médecins de plusieurs spécialisations – anesthésiologie, etc. |
Droit à la migration
Spécialisation plus accessible et meilleur équipement Paiement digne Respect pour la profession |
Il y a peu de migrations dont les discours sont si affectifs et si opposés. L’État conçoit la migration sanitaire dans la gamme traumatique de la perte, les médecins mobiles s’inscrivent dans le registre optimiste de développement professionnel et de reconnaissance. Les trois arguments principaux du discours de l’État renvoient à :
– la perte d’une partie importante de l’élite professionnelle ;
– l’export de capital national – les études de médecine sont longues et chères, l’État du plus pauvre pays européen a du mal à se résigner à son rôle de bailleur des systèmes sanitaires des pays les mieux dotés de l’UE ;
– les nombreux déséquilibres – entre spécialisations, entre régions, etc. – sont exacerbées par la migration.
La force performative du discours des médecins s’exprime dans le paradoxe que même quand les médecins ne migrent pas, ils mobilisent l’argument de la migration éventuelle pour faire pression sur les autorités. Les médias sont un allié puissant : ils publient sans cesse des données mixant intentions de migration avec migration réelle, amplifiant le phénomène et renforçant son impact politique. Cette pression donne des résultats réels : on a facilité l’accès aux spécialisations – le problème le plus grave pour les jeunes médecins. « Même en situation de crise nous ouvrons chaque semaine un hôpital, équipé de technologie de pointe… ». Le premier ministre (2009 – 2013) populiste Boyko Borisov aime exagérer, mais formule bien ce nouveau souci des autorités à essayer à retenir les jeunes médecins. Ce souci ne se transforme pas encore en politique réelle, plutôt en mesure ad hoc – le programme « Nouvelles possibilités pour les médecins en Bulgarie » avec une enveloppe de 16 millions de leva. Cet exemple illustre le poids politique de la migration et la capacité du corps médical à la mobiliser comme stratégie discursive dans les négociations avec les autorités.
Panorama
Surproduction de sondages et d’études d’intentions de migration, sous-production d’études des figures de la mobilité sanitaire, de la diversification des parcours, des différents mélanges de stratégies professionnelles et migratoires. Ce déséquilibre théorique et empirique caractérise les études de la migration des médecins en Bulgarie. Il n’a rien d’exceptionnel. Mirjana Morockvasic (2011) le constate pour les études des hautement qualifiés dans les pays balkaniques. Elle souligne un aspect quantitatif important de ce déséquilibre – la surestimation de nombreux chiffres évoqués, qui relèvent plus des estimations que des statistiques, encore moins d’une lecture critique de la production et utilisation de ces chiffres.
Ce texte s’ambitionne à ne pas tomber dans le positivisme du quantitatif, mais d’identifier tendances et figures. Le panorama ne reprendra que les indicateurs du genre, de l’âge, de la distribution territoriale, des destinations et des spécialisations et résumera le tableau des facteurs push and pull, stick and stay.
Le corps médical bulgare compte 32 000 médecins (Zahariev) ce qui situe la Bulgarie au-dessus de la moyenne européenne (Petrova, 2012)[4]. On compte approximativement 500 départs de médecins par an. Ces chiffres largement repris et diffusés par les médias sont construits à la base des certificats délivrés par l’Ordre des médecins et correspondent à des intentions fortes, pas nécessairement à des départs.
Le corps médical est fortement concentré dans la capitale qui accueille un tiers des médecins. Les trois plus grandes villes du pays – Sofia, Plvodiv et Varna – concentrent la moitié de tous les médecins. La migration suit la même logique territoriale. Les mêmes centres urbains produisent la plus forte émigration à cause de leur grand bassin de médecins, mais aussi à cause d’un second facteur puissant – les écoles de médecine. Ces grands centres urbains qui sont aussi des centres universitaires et leurs diplômés sont parmi les plus enclins à migrer.
La seconde dimension – le genre – n’est pas symétriquement présente dans le corps médical et parmi les émigrés. Le premier se caractérise par une féminisation prononcée : 55,6 % de femmes médecins contre 44,3 % hommes. Le portrait du médecin migrant est plus classique, les hommes (53 %) l’emportent sur les femmes (53 %). La migration sanitaire est fortement genrée.
L’âge est l’indicateur démographique le plus dynamique. Les dernières années voient se développer une forte tendance d’augmentation des migrants parmi les nouveaux diplômés. À la fin de la décennie précédente, on constate que les intentions de migration sont 55 % parmi les nouveaux diplômés à la différence de 37 % parmi les médecins pratiquants (Moutafova, 2011). Cette tendance s’accélère après l’intégration européenne de la Bulgarie en 2007.
Les écoles médicales sont de vrais exportateurs de médecins, des machines à production d’émigrés. L’école de médecine de Sofia bat tous les records avec des intentions de migration qu’exprime presque un sur deux étudiants.
Intentions de migration des étudiants des écoles de médecine de
Sofia | 41,4 % |
Varna | 20,0 % |
Pleven | 14,6 % |
Plovdiv | 11,0 % |
Source : Zahariev 2012.
Les variations sont aussi significatives par rapport aux spécialisations, les plus sollicitées étant la médecine générale / interne, l’anesthésiologie, la chirurgie, la gynécologie et la pédiatrie (Zahaiev, 2012). Ces tops spécialisations les plus demandées varient aussi selon le pays de destination.
Spécialisations selon le pays de destination
Grande Bretagne | Allemagne | France |
Anesthésiologie | Médecine générale | Anesthésiologie |
Médecine générale / interne | Chirurgie | Médecine générale / intérieure |
Chirurgie | Anesthésiologie | Ophtalmologie |
Gynécologie | Psychiatrie | Pédiatrie |
Pédiatrie | Pédiatrie | Neurologie |
Source : Zahariev 2012
Le discours alarmiste passionné des ratings rate la subtilité et la profondeur. Il ne fait pas la comparaison entre migration des spécialistes et besoin ou surplus dans le pays d’origine. Dr K. Z., qui a fait elle-même le choix de la mobilité et pas de la migration, commente les arguments justifiés de ses collègues qui ont fait le choix inverse : « Les ophtalmologues en Bulgarie sont beaucoup… autour de 700… autant qu’en Angleterre, mais elle a 42 millions d’habitants et la Bulgarie que 7 millions…les postes ne sont pas suffisants… ».
Un paradoxe intéressant que l’étude a identifié est le décalage entre le discours des directeurs des hôpitaux et des médias. Les médias adorent les chiffres catastrophiques et tous les mois dépeuplent le système de santé de médecins et d’infirmières. Les directeurs des grands hôpitaux voient un tableau relativement plus stable. Pendant la période de la préparation du colloque au Parlement, la présidente de la Commission de la Santé a demandé aux directeurs des hôpitaux dans le pays des données et une brève analyse de la mobilité de leurs médecins. Je prendrais quelques exemples significatifs :
– L’Hôpital spécialisé de gynécologie à Sofia.
Pour les cinq années (2008-2012), 9 médecins ont quitté l’hôpital dont 8 anesthésistes (7 pour la France et 1 pour l’Angleterre) et 1 gynécologue pour l’Angleterre. Un autre anesthésiste est sur le départ pour la France, il a pris un congé non payé d’un an. La plupart des anesthésistes a fait des spécialisations de plus d’un an dans des hôpitaux français et y sont restés. Trois gynécologues ont fait aussi des spécialisations à l’étranger (États-Unis, Israël, Angleterre), deux sont retournés en Bulgarie.
Beaucoup de médecins font des spécialisations d’un mois, ils sont tous retournés.
– L’Académie militaire médicale à Sofia
a des échanges réguliers avec l’Hôpital militaire au Kuwait, 52 médecins y travaillent chaque année pour une période d’un an ;
et envoie, dans le cadre de l’Otan, 23 médecins à Afghanistan pour six mois.
En 2011, 42 médecins ont quitté l’hôpital dont certains pour la France et l’Angleterre, d’autres sont restés au Kuwait et la majorité sont allés travailler dans des hôpitaux privés dont le grand hôpital de l’investisseur japonais Tokuda.
– Hopital« Dr GeorgiStranski », Pleven :
4 médecins sont émigrés ;
5 travaillent à l’étranger avec l’intention de rentrer ;
5 sont en spécialisation.
Le panorama de la migration sanitaire de la Bulgarie pourrait être complété par le tableau qui résume les quatre principaux facteurs de décisions de la (non)mobilité et de la transformation de la mobilité en migration.
Les bas salaires sont listés comme le premier facteur push. La Bulgarie est au fond de la liste des rémunérations en Europe -307 euros comparés aux 2 180 euros en GB, 3 842 euros en Allemagne et 4 569 euros en France[5].
Push/pull and stick/stay factors
Within the country of origin | Within destination countries |
Push factors
Low renumeration Lack of resources and low level of working conditions Lack of career development opportunities Under-funded health system Low social status of the health professionals and poor job satisfaction Poor professional prestige Lack of economic security |
Pull factors
Higher rates of pay Increasing demand of health professionals Better working conditions Better training and caceer development opportunities Better quality of life Social and financial security Mutual recognition of diplomas after 2007.
|
Stick factors
Fear of new language and culture surroundings Family kinship, social and cultural ties Difficulties of re-qualification and relocation Difficulties and cost of immigration procedures Attractive private practice in primary and specialized care, dentist care and pharmacy Low unemployment rate in health system |
Stay factors
Responsibilities for family Reluctance to reduce oension income Risk of disruption to children’s education Social security Lack of return incentives or knowledge if job opportunities Reluctance to disrupt new lifestyle patterns and social network. |
Source : Medical University of Varna 2011, p. 9.
Figures de la mobilité / migration
La liste des facteurs de la migration des médecins bulgares n’a rien d’original, le tableau est typique pour un pays de départ. Je vais compléter et affiner ce tableau par le travail de terrain en France et en Bulgarie. Je vais m’intéresser surtout à la diversification des stratégies et parcours migratoires, à l’accumulation et aux usages du capital mobilitaire, aux passages entre mobilité et migration et vice versa, à l’émergence de nouvelles figures.
Je vais distinguer six figures, chacune ayant des variétés :
– mobiles sans intention de migrer ;
– mobiles avec l’intention de migrer ;
– migration « Second life » ;
– les nouveaux Européens ;
– les retournés ;
– transnational.
Les mobiles sans intention de migrer
Je n’ai jamais pensé rester en France. J’y suis allée pour développer ici [mon domaine]… Dr. B. C. est responsable d’un service à technologie de pointe dans un grand hôpital de la capitale. Elle est satisfaite de sa carrière professionnelle, fière de son travail et de la très haute réputation de son service, contente des choix professionnels qu’elle a faits – deux spécialisations dans des hôpitaux étrangers pour apprendre de nouvelles méthodes et une carrière ascendante en Bulgarie.
Dr K. D. est encore plus mobile et ce sont les mobilités qui marquent chaque étape de sa carrière : « J’ai soutenu ma thèse en Russie ce qui m’a permis à la fois de travailler avec de très grands spécialistes et d’obtenir ma spécialisation. De retour en Bulgarie j’ai continué à chercher des bourses et j’ai pu obtenir une pour Israël. L’autre grande spécialisation sur un thème lie à mon second doctorat à Londres…puis j’ai appris une nouvelle méthode innovante à Lausanne. L’autre grande chance que j’ai eue est de l’Association européenne de… – elle offre une bourse par an à un ophtalmologue européen et j’ai réussi à l’obtenir. Entre 2000 et 2002 en Allemagne j’ai écrit et soutenu mon doctorat. Je suis rentrée en Bulgarie avec ce doctorat qui m’a beaucoup enrichi, car il y a peu de spécialistes dans le domaine. J’ai décidé de changer d’hôpital pour passer à un hôpital universitaire qui offre des possibilités plus grandes, je suis en train d’obtenir mon habilitation… »
Ce récit illustre une figure typique de médecin mobile sans intention de migration. Cette figure se caractérise par quatre caractéristiques positives :
– continuité dans la carrière, manque de ruptures, la mobilité n’étant que des étapes dans un parcours professionnel uni et ascendant ;
– valorisation du capital mobilitaire comme ressource pour la promotion professionnelle dans le pays d’origine ;
– grande satisfaction à la fois de la mobilité et de la réalisation professionnelle en Bulgarie ;
– combinaison et complémentarité du meilleur de là-bas et d’ici.
Dr K. D. représente le cas de complémentarité entre continuité de la carrière et mobilité ou la mobilité marque et accélère les étapes dans la promotion. Les nouvelles méthodes, les bourses prestigieuses, les doctorats d’universités prestigieuses sont valorisés dans la carrière professionnelle. La mobilité se cristallise en capital mobilitaire.
Cette figure est parmi les plus réussies en termes de carrière. Francophone parfait, Dr P. V. est directeur d’un grand hôpital à Sofia. Il a bénéficié d’une bourse du gouvernement français pur une spécialisation de plus d’un an. Cette spécialisation lui permet d’entrer dans un nouveau domaine qu’il développe après en Bulgarie en créant un service spécialisé dans son hôpital. Une seconde bourse en Allemagne approfondit cette expertise.
Dr P. V. n’a jamais envisagé la perspective de migration, mais apprécie toutes les formes de mobilité et en pratique plusieurs. Considère les congres scientifiques comme cruciaux pour filtrer l’énorme information et s’inscrire dans les réseaux internationaux. Lie médecine et francophonie et s’investit pour revitaliser l’association des médecins francophones en Bulgarie. Cherche des investisseurs étrangers pour construire un nouvel hôpital. La mobilité est présente dans nombreuses dimensions de son activité de médecin et manager, sans jamais chercher à se transformer en migration.
Dr. L. A. est jeune médecin, très contente de son nouveau poste dans une clinique privée spécialisée. Elle est enthousiaste de sa première spécialisation en France grâce à l’Ambassade de France à Sofia. Elle n’envisage pas de transformer la mobilité en migration, elle n’en voit pas l’intérêt, tous les arguments vont dans le sens opposé : son mari est médecin aussi avec un beau poste, la famille et les amis sont ici. Dr L. A. ambitionne à cette étape initiale de la carrière de se perfectionner, d’apprendre. Et elle souligne qu’elle apprend beaucoup à la fois de ses collègues à Sofia, que de ses collègues à Paris : « En Bulgarie il y a encore beaucoup de niches, beaucoup de travail à faire, beaucoup à gagner. À mon retour de Londres j’ai créé un centre de santé spécialisé, il est le seul dans le pays… Les patients sont reconnaissants…. ».
Dr M. P. me montre touché un dessin d’enfant « Au docteur M. P. de Valia ». Dr M. P. a travaillé au tout début de la transition pour 10 mois dans un pays européen, puis une année dans une autre capitale européenne. Le profit professionnel est indéniable : « je me suis spécialisé en chirurgie cardiaque, c’était un grand pas en avant, j’ai lu énormément d’articles, je n’avais pas de problèmes quotidiens », le côté humain ne suit pas : « Tout dont je rêvais à l’étranger, je l’avais déjà en Bulgarie – un appartement, une villa, une voiture. Et surtout des amis et un travail que j’aime ».
Dr M. P. décide de rentrer, avec les épargnes et un terrain vendu il crée ce centre médical privé dont il est si fier tout en continuant à travailler dans un prestigieux hôpital de la capitale. Il est médecin et entrepreneur à la fois, aime bien « aider, mais gagner aussi ». Cette double identité fonde sa satisfaction : il n’a été que médecin à l’étranger, il est un médecin reconnu et respecté et un entrepreneur innovant en Bulgarie. Il a réussi à transformer le capital mobilitaire en capital financier pour s’ouvrir de nouvelles perspectives professionnelles.
Son parcours croise un paradoxe du système de santé post-communiste : la floraison de cliniques privées. « Leur nombre dépasse la moyenne européenne et ils sont problématiques du point de vue de l’équilibre du système de santé » : le diagnostic d’un directeur d’hôpital public par rapport à cette concurrence du privé est très sévère. Du point de vue des médecins entrepreneurs le privé ouvre des espaces pour l’esprit et les initiatives entrepreneuriales et apporte une nouvelle reconnaissance.
Mobiles avec l’intention de migrer
Dr N. M. est médecin dans un grand hôpital à Sofia. Son mari a émigré en France pour des raisons professionnelles et elle essaie de le suivre tout en continuant son activité professionnelle. Un objectif qui s’avère difficile. Elle a travaillé toute une année bénévolement dans un hôpital français, les collègues ont bien apprécié son expertise et son dévouement, sans la récompenser financièrement. Son mari a changé de poste dans une autre ville, elle a refait l’exercice. Dr N. M. a une spécialisation hautement technologique très ciblée, les postes s’avèrent rares. Au moment de l’entretien, elle était en retour à Sofia ou elle devait reprendre le travail après un long congé non payé. Elle en profitait pour repenser et mieux préparer la migration.
Dr NM illustre quelques particularités du passage de la mobilité à la migration :
– la migration sanitaire est professionnelle, mais son mobile peut être personnel et familial ;
– la migration n’est pas un acte de courte durée, mais peut être précédée par une longue période de mobilité, de séjours alternés entre hôpital dans le pays de départ et hôpital dans le pays d’accueil ;
– la migration peut être accompagnée par nombreuses difficultés.
Quel est le moment quand la mobilité se transforme en migration ? Quelle durée catalyse le passage de la première en seconde ? Il n’y a pas d’études approfondies, mais les observations des directeurs des grands hôpitaux peuvent être interprétées dans le sens que les brèves mobilités jusqu’à un an sont considérés comme élément important et trivial dans la vie professionnelle des « cerveaux ». La probabilité de transformation de la mobilité en migration émerge et accroit considérablement pour les séjours de plus d’un an.
Meilleur salaire, mais petite clinique ou salaire moins intéressant, mais grand hôpital – c’est le dilemme typique de nombreux médecins qui circulent entre la Bulgarie et la France en cherchant la solution optimale. Cette figure est illustrée par le troisième portrait de l’introduction – « entre-deux ». Cette figure est le comparatiste accompli : il compare à chaque moment chaque aspect de l’exercice du métier dans les deux pays : le prestige et la réputation, les rapports patients – médecins ; les technologies et les méthodes, les qualifications tout au long de la vie, la satisfaction.
Parce qu’ils comparent ils savent qu’il n y a pas de situation parfaite, mais – à la différence des mobiles sans intention de migrer – sont enclins à chercher l’optimum dans la migration.
Migration « Second life »
Dr D. M. est dentiste, rayonnante, épanouie, satisfaite et heureuse. L’interview est dans un café branché à Paris qui correspond parfaitement à son goût de la diversité et du dynamisme. Dr D. M. a eu une carrière longue et réussie en Bulgarie avec une longue liste de patients dont elle se souvient toujours. Ils sont son seul regret. Tout a été presque comme dans le meilleur des mondes, mais Dr D. M. commençait à sentir une certaine routine, un petit déficit de nouveaux défis. Son esprit d’explorateur et de conquérant avait besoin de nouveaux horizons. Sa francophonie la pousse à les chercher en France et je la rencontre à Paris, pleine d’énergie et de vitalité, satisfaite de son projet migratoire.
Le parcours et le mobile de Dr B. S. sont presque opposés – le manque de reconnaissance et de résultats visibles de sa recherche le poussent à chercher à se réaliser en France. Il était médecin dans un hôpital prestigieux à Sofia. Un grand projet de recherche international l’a d’abord enthousiasmé par le thème innovant et l’équipe stimulante, puis l’a frustré par le décalage de l’impact des résultats. Le projet a formulé des recommandations importantes qui ont été appliquées par les autres partenaires occidentaux avec des résultats visibles, mais ont été ignorées par les autorités sanitaires bulgares. Si le premier élément de sa frustration est lié au manque de politique responsable et innovante, le second est psychologique et renvoie au manque de reconnaissance – sa participation dans ce grand projet international a été moins interprétée en termes de mérites que d’ambition personnelle. Il a guéri cette frustration par la mobilité : d’abord, changement d’hôpital – il a passé de l’hôpital public dans un grand hôpital privé, puis de pays – de la Bulgarie à la France. Il a fait un premier séjour en France qui a nourri ses attentes. Le poste étant d’intérim, il était retourné en Bulgarie ou il attendait une nouvelle interview. Elle s’est avérée positive et il a fait le pas de la mobilité à la migration.
Dr B. S. personnifie une figure typique, d’après certains, la plus typique. Prof. Nikolai Petrov, président de l’Association des anesthésiologies et de plusieurs organisations internationales, « Médecin n° 1 » en 2012 est catégorique : « d’après moi, la principale raison du départ des médecins est le manque de satisfaction, de reconnaissance et de garanties de développement. C’est en premier lieu. L’argent ne vient qu’après »[6].
Le troisième cas de « seconde mobilité » est illustré par un médecin libanais qui, après avoir fait des études de médecine et pratiqué à Sofia, a migré vers une petite ville française avec sa femme – elle aussi, une immigrée en Bulgarie.
Ces cas illustrent la diversification des mobiles de la migration qui varient de la recherche de nouveaux défis et horizons professionnels à la frustration du manque de reconnaissance et à la migration de docteurs-migrants en Bulgarie vers la France.
Les nouveaux Européens
Je rencontre Dr P. P. lors de sa première semaine à Paris content de ce nouvel horizon, tout satisfait aussi des expériences précédentes. Dr P. P. est très jeune, il était en train d’assumer son premier poste à temps partiel dans la capitale. Dr P. P. était venu en France dans le cadre d’un échange d’étudiants, puis a continué et fini ses études au sud de la France, ou il a apprécié la qualité des études et la qualité de la vie. Après la fin des études, il a commencé à travailler dans la ville et la région par intérim. Paris était une grande nouvelle étape. Dr P. P. est confiant de soi et souriant, la carrière se déroule de manière douce et ascendante, la France lui plaît, il n’a pas coupé ses liens avec la Bulgarie non plus. Il regarde le futur avec confiance et optimisme.
Dr PP est représentant de cette nouvelle génération de médecins que j’appelle « les nouveaux Européens ». Ils sont la génération de l’intégration européenne dont le début de la carrière est facilité et accéléré par la libre circulation de travail. Toute la vie professionnelle et personnelle est devant eux et ils la pensent en termes de dynamisme et mobilité. Ils sont des figures-clé des « eurostars » (Fawell, 2009 ; 2009 a) – les professionnels hautement qualifiés, compétents, réussis et mobiles, les plus appréciés à la fois par les politiques européennes et par les pays d’accueil.
Les retournés
Le second portrait de l’introduction du médecin qui a du reémigrer en cachette pour échapper aux autorités communistes dont son mari, ancien membre de la nomenclature, avait perdu la grâce, illustre le paradoxe de la migration communiste. Cette migration était sans retour. Une fois le médecin émigré définitivement, sa migration n’était plus considérée comme professionnelle, mais comme politique.
Le retour est une grande découverte post-communiste et démocratique. Si avant il était imposé[7] ou impossible[8], il devient une étape normale de la migration et de la mobilité. Plus le retour se normalise, plus ses figures se diversifient. J’en distinguerai quatre.
Je nomme la première figure du retourné « post-professionnel » Elle est plus existentielle que sanitaire : les médecins retraités reprennent contact avec le pays d’origine, sont contents de retrouver des amis et membres de la famille. Ils gardent, comme règle, leurs maisons à l’étranger, mais rénovent ou rachètent une seconde résidence en Bulgarie. Les séjours varient en durée, mais ont tendance à se prolonger pendant cette période de la vie quand le personnel l’emporte sur le professionnel.
La seconde figure du retourné est le « temporaire », elle est très proche de celle que j’ai appelée « entre-deux » : le retour suit la mobilité, mais non pas pour y mettre fin, mais plutôt pour mieux préparer un nouveau départ et même une migration. Cette figure illustre deux grandes tendances migratoires :
– la mobilité l’emporte de plus en plus sur la migration en diversifiant et intensifiant les rapports et les interférences entre les deux ;
– le projet migratoire ne cherche pas à se cristalliser rapidement, mais préfère la durée et la transforme en réflexivité et optimisation.
« J’ai mal au cœur… À Bruxelles je parlais trois langues, je peux faire du lobbying, j’en ai l’expertise et l’expérience et la Bulgarie en a besoin, mais personne ne voit mes compétences…Il est évident que le secteur [des médicaments] n’a pas besoin d’experts compétents, qui seraient contre la corruption pour une politique a moindres dépenses… »
Dr M. J. est très frustrée de manque de reconnaissance de ses compétences et de sa riche expérience internationale, ainsi que de perspectives professionnelles. Sa carrière se divise en trois périodes. La première est dynamique, positive et ascendante : diplômée en médecine, elle se dédie à la recherche, défend brillamment son doctorat et assez rapidement se voit assumer d’importantes responsabilités. Un nouveau gouvernement au pouvoir, de couleur différente, préfère voir à son poste « un des leurs ». Sa réputation internationale lui permet d’avoir un poste à Bruxelles ou commence la seconde étape d’une très brillante carrière en Belgique, France et Allemagne. À un moment elle fait face au dilemme classique des médecins mobiles : carrière en mobilité ou famille « chez-soi ». Elle prend le chemin du retour qui s’avère semé d’oubli, de manque de reconnaissance, d’impossibilité de réintégration. Le retour est un échec professionnel total, une discontinuité radicale. Le pari du retour, fait pour des raisons personnelles, réussit en termes de famille recomposée et échoue en termes professionnels.
Paradoxalement, c’est le mari du Dr M. J., médecin lui aussi, qui illustre le cas diamétralement opposé. Sa mobilité est problématique : il a accompagné son épouse en France ou il n’a pas réussi à s’intégrer. Il a pu obtenir un poste en Allemagne qu’il a vécu aussi de manière plus problématique que positive – satisfaction financière, mais manque de satisfaction en termes de prestige et de possibilités de promotion : « Mon mari avait travaillé en Bulgarie dans un hôpital universitaire… en Allemagne on était dans une petite ville…un travail en dessous de ses compétences et qualifications. C’est l’enseignement qui lui manquait beaucoup et les perspectives professionnelles… ».
Le retour se transforme en réussite parfaite : « il est devenu président de l’Association de…Il est heureux ici, parce qu’il enseigne, parce qu’il a beaucoup de patients qui l’apprécient, il est vraiment heureux ».
Le mari de Dr M. J. est exemplaire d’un facteur puissant de retour ou de mobilité sans projet migratoire – la carrière universitaire, la possibilité de combiner pratique et enseignement. Pour ces premières générations de médecins bulgares en France et UE cette double carrière dans les hôpitaux universitaires est, en règle générale, difficilement accessible. Et c’est exactement elle qui est la plus appréciée par les médecins qui s’ambitionnent à combiner pratique et recherche, patients et promotion.
Satisfaction et bonheur professionnels, frustration et malheur professionnel : les visages du retour peuvent être très contrastés bien qu’ils peuvent habiter une même famille, elle-même heureuse.
Transnational
Dr K. A. me reçoit dans son cabinet dans un des quartiers les plus chics de Paris. Les attributs actuels du succès ne révèlent pas la longue et pénible voix de la migration à la réussite. Jeune docteur pendant le régime communiste, Dr K. A. a connu rapidement la reconnaissance des patients dans une petite ville de province et les limites d’une carrière médiocre dans une société fermée sans horizon ni perspectives. La migration s’est avérée la seule voie de sortie – elle a commencé comme familiale grâce à un mariage mixte. Suit une longue décennie de péripéties professionnelles avant l’intégration dans le système de santé français.
Dr K. A. a toujours été satisfait du choix migratoire qu’il a fait, tout en restant toujours très lié à la communauté bulgare à Paris, ainsi qu’à la Bulgarie. Il s’est lancé dans une entreprise professionnelle dont il est bien fier – avec un médecin bulgare d’Allemagne, ils ont ouvert une clinique privée à Sofia. Dr K. A. partage son temps : trois semaines à Paris, une à Sofia. Son partenaire a déjà réussi à complètement équilibrer sa pratique : deux semaines en Allemagne, deux en Bulgarie. Dr K. A. espère y arriver bientôt.
Les pratiques transnationales ont été déjà banalisées dans certains pays européens. Dr P. V. les cite dans son entretien : « Les week-ends les avions en Pologne sont pleins de médecins qui remplacent leurs collègues à l’étranger en fin de semaine puis rentrent pour travailler en Pologne pendant la semaine… ».
Le parcours migratoire du Dr K. A. est caractéristique à trois égards :
– il atteste du contraste avec les « nouveaux Européens ». Si la génération du Dr K. A. a dû payer un prix fort en termes de durée et de difficultés pour la reconnaissance des diplômes et des compétences, pour les médecins de la dernière vague européenne, la transition se fait naturellement et doucement.
– Le paradoxe positif de cette longue voie est que pour l’intégration professionnelle est que Dr K. A. ne la considère pas comme le fleuron de la carrière, mais cherche de nouvelles formes innovantes de réalisation professionnelle.
– Cette forme innovante est le transnationalisme (Baubock, 2003 ; Fibbi et d Amato, 2008) : le travail simultané là-bas et ici, non pas « l`entre-deux », mais dans « les deux » lieux. Si de longues années la Bulgarie n’a été que « seconde résidence » – lieu des vacances, amis et loisirs, le transnationalisme professionnel la transforme aussi en lieu d’entrepreunariat et reconnaissance professionnels.
« Les médecins doivent être mobiles. Ils doivent appartenir non pas à un seul pays, mais au monde entier » (Dr K. D.)
« Il n’y a pas de choses impossibles. Quand on aspire fortement, on réussit. Ce n’est pas une légende. On doit tout simplement désirer fortement une chose et on va l’obtenir » (Dr K. D.).
« La mobilité est une chance pour la Bulgarie et pour les Bulgares. Il faut voyager beaucoup, parce que quand les gens reviennent, ils deviennent plus revendicatifs et plus sages. On ne doit pas restreindre la mobilité par des mesures administratives, on doit la stimuler. Une personne est heureuse là où elle se réalise. Je suis pour la mobilité » (Dr M. J.).
Ces citations cartographient le champ de la mobilité sanitaire ou se mêlent intimement mondialisation, démocratisation, projets de réalisation professionnelle et d’épanouissement personnel.
La mobilité sanitaire pourrait être résumée en quatre grandes tendances :
– l’augmentation des flux migratoires inévitable dans le marché des services sanitaires de plus en plus européanisé et mondialisé ;
– le passage des flèches aux spaghettis, la diversification des parcours et des projets migratoires, les rapports dynamiques entre migration et mobilité;
– l’émergence de formes innovantes de mobilité comme le transnationalisme ;
– l’émergence de la figure du médecin mobile capable de gérer son capital mobilitaire et qui devient l’auteur de son projet migratoire.
La migration sanitaire lance trois défis aux politiques publiques.
Le premier est le déficit de médecins à l’échelle européenne qui, d’après les estimations d’experts, en 2020 va attendre 230 000 médecins et 155 000 dentistes. La migration et la mobilité sont les principales ressources pour faire face à ce déficit. Une bonne gouvernance demande des politiques différenciées par rapport à la migration et à la mobilité. Les cibles sont différentes : la première s’adresse à ceux qui sont déjà installés, la seconde – à trois groupes de médecins : ceux qui ont récemment migré ; ceux qui n’ont pas encore migré, mais ont construit déjà leur projets migratoires, ceux qui travaillent en Bulgarie.
La bonne gouvernance par rapport aux médecins durablement installés devrait mobiliser les ressources de la « diaspora digitale » pour ressourcer les médecins à l’étranger, créer ou intensifier les réseaux entre médecins bulgares à l’étranger et en Bulgarie.
Les médecins savent que ce qui peut tuer ou blesser en grande quantité, peut guérir en petites doses. Plus de mobilité est le meilleur remède pour la migration. La multiplication des formes de mobilité – spécialisations, projets internationaux, échange d’étudiants, professeurs, chercheurs, ainsi que l’augmentation de leurs bénéficiaires – apporteront les doses de mobilité vitales pour la bonne condition du corps médical bulgare comme corps européen. Beaucoup de médecins réussissent à mobiliser la migration comme ressource, on attend des institutions d’être à la hauteur des meilleurs médecins. Parce que, comme nous le rappelle Dr K. O., les médecins appartiennent à leur pays, mais au monde entier aussi.
Références
Baubock, R., 2003, « Towards a political theory of migrant transnationalism », International Migration Review, vol. 37, n° 3, pp. 700-723.
Favell, A., 2009, Еurostars and eurocities. Free movement and mobility in an integrating Europe, Oxford,. Blackwell.
Favell, A., 2009a, « Immigration, migration, and the free movement in the making of Europe », in Chekel, J. & Katzenstein, P., (dir.), European identity, Cambridge, Cambridge University Press.
Herzlich, G., 2004,« L’immigration mondialisée », Le Monde Initiative, n° 31, pp. 14.
Krasteva, A., Kasabova, A., Karabonova, D., (dir.), 2010, Migrations from and to Southeastern Europe, Ravenna, Longo Editore.
Krasteva, A., 2008, « L’immigration en Bulgarie »: culture d’entreprise et question d’intégration », Hommes et migrations, no 1275, pp. 112-126.
Medical University of Varna, 2011, National profile of migration of health professionals, Bulgaria.
Fibbi, R., & D’Amato, G., 2008, « Transnationalisme des migrants en Europe : une preuve par les faits », Revue européenne des migrations internationales, n° 24, pp. 7-22.
Moutafova, E., 2011, Bulgaria. Mobility of health professionals, Varna
Rouleau-Berger, L., 2010, Migrer au féminin, Paris, PUF.
Weber, S., 2007, Nouvelle Europe, nouvelles migrations. Frontières, intégration, mondialisation, Paris, Le Félin.
Wihtol de Wenden, C., 1999, Faut-il ouvrir les frontières ?, Paris, Presses de Sciences Po.
[1]. Le mouton grillé sur le feu, spécialité gastronomique de la région.
[2]. Un néologisme de la nomenclature – non retournables – pour nommer ceux qui avaient échappé à l’étranger sans la permission des autorités et à qui on interdisait le droit au retour.
[3]. Du travail qu’ils pratiquent en migration: « Dirthy, Dangerous, Difficult ».
[4]. Le nombre d’hôpitaux, 4,6/100 0000 est aussi au-dessus de la moyenne européenne, 2,62/100 000 (Petrova, 2012).
[5]. <http://blsbg.com/images/Documents/salaries%20in%20eu_doctors.pdf>.
[6]. À l’étranger les médecins ne cherchent pas de l’argent, mais de la reconnaissance. <http://paper.standartnews.com/bg/article.php?d=2012-10-22&article=428469> (10.3.2014).
[7]. Aux médecins qui devaient obligatoirement rentrés en Bulgarie après la fin de leur contrat à l’étranger.
[8]. Aux médecins qui n’avaient pas le droit de rentrer ; ils avaient émigré sans la permission des autorités.
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