La (e)rue – le nouvel espace citoyen
The year 2011 was a watershed in modern history. …a wave of popular protest washed across the globe….people suddenly started taking to the streets everywhere (Roos and Oikonomakis 2014, p. 117).
L’année 2013 marque aussi le point tournant de l’histoire post-communiste bulgare. Les citoyens sont descendus dans la rue et ne l’ont pas quittée avant de refonder la citoyenneté. L’article se propose de poursuivre ce parcours citoyen et politique : comment à travers les différentes formes et vagues des mobilisations en Bulgarie, s’expérimente et émerge une nouvelle citoyenneté.
Deux paradoxes marquent les mobilisations bulgares. Une vague de protestation traverse le globe à partir de 2011, les politistes réfléchissent sur les logiques transfrontalières et les mécanismes de diffusion des mobilisations (della Porta and Mattoni 2014), tandis que la force et l’’authenticité’ de la rue bulgare était jugée[1] par rapport à son caractère unique, spontané, bottom-up, not imitatif. Si le premier paradoxe renvoie au mix subtil d’authenticité locale et inspiration globale, le second est d’ordre idéologique : le discours anti-austérité, anti-capitalisme, anti-crise, anti-injustice revitalise une identité politique de gauche. Les protestations bulgares se sont explicitement définies de droite.
L’analyse est structurée en quatre parties. La première réfléchit sur les interprétations des manifestations en distinguant quatre clusters conceptuels concentrés autour de deux pôles théoriques. L’article s’ambitionne à proposer une typologie des mobilisations qui est définie à la base de quatre axes. La cartographie asymétrique qui en résulte s’exprime en deux tendances et deux pôles : la formation de clusters de mobilisations intenses comme les écologiques et anti-oligarchiques ; la formation de niches de problèmes sociaux et politiques aigus comme pauvreté, racisme, xénophobie, extrémisme, mais qui stimulent que des mobilisations faibles – en nombre d’adhérents et en impact. L’e-rue comme modèle expérimental de la rue est au centre du troisième groupe de questions qui développe l’idée de l’auteur de l’e-citoyenneté comme le projet politique de la révolution numérique. Le quatrième axe de réflexions est centré sur la rue et les usages de la mobilisation : politisation, esthétisation, etc. La conclusion se résume en deux idées : la rue et l’-e-rue, les mobilisations bulgares, comme celles des Indignados un peu partout, expérimentent, forgent et renforcent la citoyenneté contestataire. A la différence des autres mobilisations citoyennes, celles dans le contexte post-communiste, impactent profondément l’ordre démocratique. Je conceptualise ce tournant comme ‘seconde révolution démocratique’.
Des études récentes définissent l’Odyssée démocratique’ comme la transition ‘d’une agora à l’autre’ :
La démocratie, née dans la petite capitale d’Athènes il y a 2500 ans ne pouvait être dite exister dans nos grands Etats, avant l’avènement du numérique, qui néanmoins ne la réalise pas : le numérique rend simplement sa réalisation enfin pensable (Cazeaux 2014, p. 9).
La présente étude ne charge pas aussi fortement le numérique, elle déploie deux perspectives. Dans la première la rue et l’e-rue interfèrent, les deux conçues comme des espaces citoyens à légitimité, force et capacité d’empowerment égales. La seconde est centrale pour mon approche : la rue et l’e-rue sont les ‘entrées’ empiriques dans l’étude de l’émergence d’une nouvelle citoyenneté engagée et contestataire qui se cherche et s’expérimente dans le monde post-communiste.

Un phénomène, quatre théorisations
«Pourquoi les protestations sont rares en Bulgarie contemporaine? » a demandé Ivka Tsakova en 2012 (Tsakova 2012: 130). Cette question est révélatrice à trois égards:
- La déconnexion ou même l’éclatement entre théorie et pratique. La Bulgarie avait déjà connu un certain nombre de mobilisations environnementales (gaz de schiste, ACTA, OGM), la grève des enseignants, des protestations des mineurs, des agriculteurs, etc. Au lieu de se concentrer sur la naissance d’une nouvelle culture contestataire, les experts réfléchissent sur la raison pour laquelle une telle culture ne pouvait pas naitre en Bulgarie. La révolution de velours à la fin des 1990 a surpris nombreux observateurs, la vague de protestation de 2013 a eu le même effet.
- La mondialisation sous-estimée. À une époque caractérisée par des mobilisations de l’Islande à l’Egypte, de New York à Istanbul, de Madrid à Athènes, supposer que la Bulgarie pourrait rester en dehors de la vague contestataire signifiait sous-estimer la nouvelle génération globalisée et numérique.
- Non ante, mais post. Manuel Castells avait déjà développé sa conception de la société de réseau lorsque Occupy et Inignados ont envahi la rue. Dans un discours émotionnel, Castells raconte comment il avait reçu un courriel d’une jeune Indignada qui l’invitait à venir les voir, à se joindre, observer et analyser. Le chercheur de renommée mondiale, dit-il, a été vaincu par une émotion puissante. Il a immédiatement pris l’avion pour Barcelone. Lui-même ne campait pas avec les jeunes dans la Plaza Catalunya en raison de ses «vieux os», mais il est devenu un témoin engagé et analytique des protestations pour « traduire » peu de temps après sa théorie de la société des réseaux (Castells 1996 / 2010a) dans la langue du mouvement protestataire dans « Networks of outrage and hope. Social movements in Internet age » (Castells 2012). Les chercheurs et professeurs ont été parmi les plus actifs manifestants en Bulgarie, l’avalanche des textes était attendue, mais les analyses sont venues post factum, pas ante. Nous n’avons pas de Castells bulgare dont la conception de participation pourrait servir de base pour une théorisation.
On n’a pas de Castells bulgare, mais on a des chercheurs qui ont pavé la voie à la conceptualisation des protestations. Je vais distinguer quatre clusters théoriques organisés autour de deux pôles, le premier se référant au lien entre numérique et contestataire, le second – à la diversité des interprétations idéologiques.
Le livre « Nouveaux médias, nouvelles mobilisations » édités par Ivailo Dithev et Orlin Spassov (Ditchev et Spassov 2011) formule le premier pôle thématique. Les auteurs examinent comment les TIC sont en train de changer les formes de participation civique et politique. La participation elle-même est conçue à la fois en termes classiques des campagnes électorales et surtout dans les termes nouvelles formes numériques de participation et d’engagement.
L’ouvrage édité par Anna Krasteva « E-citoyennetés » (Krasteva 2013) s’inscrit au même pôle conceptuel et le développe par la recherche de la formule du mix duquel émerge la figure de l’e-citoyen: de l’individu communiste qui devait être mobilisé sans être citoyen en passant par le citoyen post-communiste qui s’est donné avec le même enthousiasme à la participation et à la liberté de ne pas participer, à l’e-citoyen qui expérimente de nouvelles formes de mobilisation. Anna Krasteva et les autres auteurs affirment la conception polyphonique et active de la citoyenneté comme identité et participation, comme appartenance et engagement. Le livre cherche à captiver ses lecteurs par deux idées: Internet a un projet politique; ce projet est défini comme l’e-citoyenneté – vitale, active et engagée. La formule de l’e-citoyen est résumée en trois ‘I’ – Internet, Indignation, Imagination (Krasteva 2013a).
Du point de vue des interprétations, le second sous-groupe structure le champ de recherche en deux pôles opposés : l’un inspiré par Karl Marx, l’autre par Max Weber.[2] « La participation civique » (Pachkova 2012) offre de nombreux exemples d’explications sociales et économiques à la fois pour la participation et la non-participation. « #Protestation » édité par Daniel Smilov et Lea Vaisova (2013) cherche les liens entre politique et morale, et valorise les protestations comme la quintessence de la participation et le catalyseur du changement.
Ivaylo Ditchev et Daniel Smilov formulent une autre paire d’interprétations opposées. Ivaylo Ditchev déploie, dans le contexte bulgare, la critique principale contre les nouvelles mobilisations en ligne et hors ligne, les conceptualisant comme «désinstitutionnalisation» de la politique et « souspolitique »:
La substitution des majorités démocratiques par petits groupes bruyants … Les masses sont remplacées par des individus représentatifs qui représentent les intérêts des autres d’une manière esthétique ou rituelle. La sphère publique est de plus en plus dominée par les minorités illégitimes de prétendants qui agissent sans être mandatés par des procédures démocratiques. … La souspolitique est une politique privatisée dans le sens que les causes, les stratégies, les messages et les mobilisations sont l’œuvre de cercles de plus en plus restreints et non représentatifs des citoyens autoproclamés (Ditchev 2011, p.19).
Daniel Smilov à la fois proteste activement et théorise les protestations. Il les interprète comme moyen pour refonder la politique en matière de représentation, partis politiques, organisation horizontale, réseaux sociaux. Dans la recherche d’une façon alternative pour organiser la politique le rôle des partis sera réduit – filtrer les propositions improductives, tandis que l’organisation politique deviendra beaucoup plus horizontale et en réseau (Smilov et Vaisova 2013).
Une ligne de théorisation – les nouveaux mouvements sociaux – n’est pas présente dans les réflexions bulgares. Je vais l’introduire dans les termes des conceptualisations occidentales avant de questionner ce conspicous manque.
Les nouveaux mouvements sociaux –
des revendications sociales et économiques aux revendications inspirées par de valeurs
Les nouveaux mouvements sociaux sont mieux compris à travers le prisme de la question pourquoi que de la question comment; ils ont plus à voir avec le sens de l’action collective qu’avec les conditions politiques de la mobilisation et de ses formes. Ils sont moins orientés vers des revendications spécifiques (salaires, éducation, revenus, retraite, santé), étant le plus souvent inspirés par des valeurs, causes, justice, morale:
New actors, whose identity is flexible, fragmented, and shifting do not seek control, power, or economic gain. Instead, the struggle is oriented toward control over the process of meaning, autonomy, creativity of relationships, and ways of defining and interpreting reality… (Carty 2011, pp.14-15)
Alors que les mouvements sociaux traditionnels mettent en avant des revendications sociales et économiques, les nouveaux ont beaucoup plus à voir avec life politics et sont préoccupés par les OGM, organisent «l’Heure de la Terre», défendent l’égalité des genres, exigent des conditions pour vivre «green». Manuel Castells définit les nouveaux mouvements sociaux à travers deux caractéristiques. La première exprime la connexion des demandes d’aujourd’hui avec les projets de demain. La deuxième renvoie à la transformation des acteurs eux-mêmes: ‘the fundamental project of transforming people into subjects of their own lives by affirming their autonomy vis-à-vis the institutions of society’ (Castells 2012: 230). Les valeurs clés de ce projet sont l’autonomie et l’individuation. Individuation n’est pas à confondre avec l’individualisme parce que, contrairement à ce dernier, « the project of the individual may be geared towards collective action and shared ideals » (Castells 2012: 231).
« Le protestateur est rassasié» (Velislava Dareva, journaliste) et «« Le protestateur est lecteur» (Georgi Gospodinov, écrivain): cette controverse intellectuelle bulgare introduit le paradoxe, à savoir que les critiques des nouveaux mouvements sociaux les mesurent à l’aune des anciens. Les protestateurs se définissent en termes de valeurs, morale, transparence, dignité, beauté[3]. Les principales critiques les accusent qu’ils ne sont pas ce qu’ils sont pas en effet – mobilisations pour bourses, salaires, jobs .
L’-e-citoyenneté – le projet politique de la révolution numérique
Chaque technologie a son projet politique (Wolton 2002). Imprimerie rime avec Reforme. La parole de Luter n’aurait pas eu cet effet révolutionnaire si elle n’était pas multipliée, renforcée, accélérée par les milliers de bibles que l’imprimerie rend accessibles aux croyants. La radio et la télévision ont un effet encore plus universalisant et globalisant, ainsi qu’un autre référent politique – la démocratie de masse. La technologie acquiert de l’épaisseur sociale et du sens quand elle est imbriquée dans la transformation politique. L’inverse est du genre de l’anti-utopie technologique. Quel est le projet politique de l’Internet ? D. Wolton pose la question, mais au début de la décennie précédente (Wolton 2002) ne trouve pas suffisamment d’arguments pour y répondre. Je vais y répondre par quatre arguments : l’individu augmenté, le indignés d’Internet, la prise de parole, l’homme en réseau.
L’individu augmenté est l’individu numérique que les nouvelles technologies complètent et renforcent, tandis que les réseaux et la connectivité sans précédent lui permettent d’accéder à l’espace des ‘grands’ pour les défier et même les délégitimer : A l’aide de ces technologies, les sans-pouvoirs peuvent réellement délégitimer les systèmes de savoirs formalisés. Ces systèmes formalisés de savoirs – spécialement ceux constitués par les universités et la finance – sont difficiles à combattre par des acteurs qu’on a longtemps tenus pour purement locaux, immobiles. Et pourtant, l’interactivité en réseau peut leur permettre de sortir de ces relégations et de surmonter les barrières hiérarchico-institutionnelles (Sassen 2013, p.8).
De Certeau ( 1994) définit les contestations de mai 68 comme la prise de parole. La rue des années 10 s’est réinventée comme la meilleure tribune. De New York à Istanbul à Sofia les citoyens ont réalisé que leur parole impacte le débat public si 1/ criée dans la rue ; 2/ colorée de colère et de rage ; 2/ renforcée par une multitude de voix.
Quelle est la structure sociale qui correspondrait à la nouvelle géographie des mobilisations ? Manuel Castells la définit comme réseaux – la forme privilégiée des nouveaux mouvements sociaux :
New social movements are networked in multiple forms. … [They include] social networks online and offline, as well as pre-existing social networks, and networks formed during the actions of the movement. Networks are within the movement, with other movements around the world, with the Internet blogosphere, with the media and with society at large. (Castells 2012, p. 221)
“From its earliest days, Internet has been about networking: not just networks of wires and hubs, but networks of people. Protests, too, are always about networks” (Gurac and Logie 2003, p. 25). Deux dimensions de l’existence en réseau des e-citoyens sont pertinentes pour mon analyse: leur connectivité croissante, leur inclusion dans différents réseaux de débat et d’action; la compréhension non-hiérarchique de l’autorité et de l’influence – Internet aplatit pyramides, les hiérarchies perdent leur capital symbolique. Cette innovation est encore plus profonde et fraiche dans le monde post-communiste qui tarde encore à s’émanciper de la lourdeur des structures et des pyramides. Les nouveaux mouvements sociaux « are usually leaderless movements. Not because of the lack of would-be leaders, but because of the deep spontaneous distrust of most participants in the movement towards any form of power delegation” (Castells 2012, p.224). Le citoyen en réseaux est un égalitariste radical.
Typologie des mobilisations:
formes locales et logiques globales
Des salaires des enseignants aux revendications vertes, des manifs anti-oligarchiques à ACTA, les protestations bulgares sont si diverses qu’elles échappent à la classification. Je vais pourtant tenter à en proposer une. Je vais distinguer les mobilisations par rapport à quatre axes :
- type de revendications: politique ou syndical;
- type de motivation: intérêts ou valeurs;
- type d’acteurs: organisateurs vs participants;
- type de technique organisationnelle: syndicat/parti politique/ structures associative ou réseaux sociaux.
Je vais brièvement introduire trois groupes de mobilisations – la grève des enseignants, les éco-mobilisations ; les protestations anti-monopoles et anti-oligarchiques de 2013 – qui représentent la diversité des protestations en Bulgarie suivant les quatre axes de la typologie.
La grève des enseignants (2007) –
le tournant entre mobilisations classiques et mobilisations nouvelles
Les quarante jours de grève des enseignants au milieu de l’année scolaire ont marqué fortement l’histoire de mobilisations post-communistes en Bulgarie. Je vais l’analyser en fonction de ma grille à quatre axes.
Le manque de reconnaissance du métier de l’enseignant est un argument crucial, mais les revendications clé sont syndicales et suivent l’axe des intérêts – augmentation des salaires, plus de moyens pour l’éducation.[4] Le politique prend une forme plutôt anecdotique : « Quand est-ce qu’on va dissoudre cette party ? », le commentaire, pris par hasard par un camera, du ministre des finances à l’époque, premier ministre[5] plus tard, est resté durablement dans le folklore protestataire. Il illustre l’éclatement des discours des élites et des grévistes, que les mobilisations suivantes ne feront qu’approfondir. Pendant cette étape initiale l’arrogance des élites est telle qu’elles n’écoutent pas – ne veulent pas écouter – les revendications des protestateurs. Plus tard, au pic des manifestations en 2013, les élites ne pourraient plus ne pas entendre les revendications, mais vont continuer à ne pas les comprendre. L’ironie des protestations a fait que le ministre sourd aux grèves, a dû faire face plus tard, comme premier ministre, aux protestations les plus massives et durables de l’histoire post-communiste.
La grève commence d’en ‘haut’ comme une action syndicale classique, initiée, menée et clôturée par les deux grands syndicats. Les leaders syndicaux sont les ‘visages’ des protestations, ceux qui s’assoient (ou pas) à la table des négociations. Quelques enseignants se distinguent dans les débats publics, mais parlent comme participants sans questionner ou défier le leadership des leaders professionnels.
L’organisation syndicale rend visible un aspect qui va progressivement s’effacer dans les mobilisations futures : la guilde comme acteur contestateur collectif. Mineurs, chauffeurs de taxi, médecins, enseignants – les guildes étaient le centre classique des protestations. Les mobilisations environnementales ne tiendraient plus compte des guildes, déplaçant l’accent sur les générations: les visages verts seraient jeunes et les jeunes auraient des visages verts. Les manifestations de 2013 vont approfondir cette élimination des guildes professionnelles avec une nouvelle orientation: la classe moyenne éduquée. La diminution du poids relatif des guildes a conduit à l’inévitable affaiblissement du rôle des syndicats en tant qu’organisateurs classiques.
Internet fait ses premiers pas timides dans les mobilisations de rue. Le portal (www.teachers.bg) qui s’est fièrement désigné « réseau des professeurs innovateurs » a généré des résultats plutôt modestes : il a permis un échange d’information alternative pour détrôner le monopole des media et de l’information syndicale, mais n’a pas su transformer les enseignants en leaders de leur mobilisation.
La grève des enseignants s’inscrit dans un genre mixte: son caractère syndical et les revendications étaient classique, mais la durée impressionnante pour l’époque, les vives controverses sur les forums internet, l’émergence de figures marquantes parmi les professeurs, attestent aussi de l’émergence de certains éléments de la nouvelle citoyenneté contestataire et numérique.
Greening of protests
Pas d’intérêts, mais des valeurs, pas de syndicats, ni partis politiques, mais militants, pas de structures organisationnelles, mais Internet – c’est la carte de visite des éco-mobilisations – globales, comme locales. Greening of the Self (Castells 2010b) marque la transformation la plus radicale de la citoyenneté contestataire:
If we are to appraise social movements by their historical productivity, namely, by their impact on cultural values and society’s institutions, the environmental movement has earned a distinctive place in the landscape of human adventure. At this turn of the millennium, 80 percent of Americans, and over two-thirds of Europeans, consider themselves environmentalists; parties and candidates can hardly be elected to office without ‘greening’ their platform… (Castells 2010b, p. 168)
Si le greening du Soi Bulgare tarde encore à rattraper le Soi vert occidental, le greening du protestateur bulgare est en parfaite synchronie : les écologistes sont parmi les premiers protestateurs, un nombre important de protestateurs sont des écolos. Small is beautifull résume la vison écologique du monde : plus petite l’occasion, plus grand le challenge, plus forte la mobilisation. Une plage, une foret déclenchent « un éco-militantisme en boule de neige» (Lyutskanova 2011). Je vais résumer le panorama multicolore des éco-mobilisations bulgares en cinq caractéristiques – la mémoire et l’épaisseur historique, la génération Eco, la cartographie symbolique, l’expression de l’intérêt général et Internet vert.
Les éco-mobilisations sont les plus orientées vers le futur, mais aussi avec la mémoire historique la plus épaisse. Elles sont presque les seules protestations post-communistes à avoir des antécédents communistes. La pollution dans la ville de Rousse en 1989 a mobilisé mères et intellectuels, la capitale et la province, dans le premier mouvement de contestation d’un pouvoir hostile à la moindre forme d’organisation civique. Rousse a formulé l’opposition que tous toutes les éco-mobilisations futures ne feront que renforcer : pouvoir irresponsable – nature malade versus citoyens actifs – politique responsable – vie digne.
« Je ne pouvais même pas rêver qu’avec mon père, malgré les differences idéologiques, on serait ensemble à la protestation » (Otova 2013: 148) – ce statut Facebook enthousiaste illustre que la lutte pour l’environnement n’a pas d’âge. Ce constat n’a pas pourtant de validité sociologique et politique – les éco-mobilisations sont le ‘patent’ de la jeunesse post-communiste. Les éco-mobilisations sont le militantisme de la génération qui ne se reconnait pas dans l’opposition communisme-postcommunisme. Ce n’est pas l’idéologie qui structure leur monde vital et stimule leur activité, mais la piété vers oiseaux, montagnes, forets… Le folklore héroïque de la Renaissance bulgare dessine la cartographie symbolique : les plaines sont l’espace de soumission, les montagnes, les pics – l’espace de la révolte et de la liberté. Le haut de la nature est pensé comme le haut de l’esprit national. La même sacralisation de la nature inspire les éco-jeunes aujourd’hui : leur lutte pour la pureté de la nature est une lutte contre la pollution de la politique.
La géographie symbolique est une des forces des mobilisations environnementales. L’ascription symbolique de la nature en est une des manifestations, la topographie protestataire de la ville en est une autre. L’espace urbain est cartographié d’après le rythme des mobilisations. Le Pont aux aigles à Sofia a été investi par les militants verts comme le lieu symbolique et emblématique des protestations.
‘Désolés pour l’inconvénient, mais on essaie de sauver le peu qui est resté en Bulgarie »[6] ; « La terre est aux Bulgares, pas à ceux au pouvoir ».[7] La force des éco-protestation n’est pas dans leur nombre, mais dans leur conviction d’exprimer l’intérêt général : « Nous sommes les 99% ».
« Le sentiment de notre force était incroyable, eux (les représentants du gouvernement) savaient toutes nos revendications, étaient prêts à tout accepter juste pour arrêter la protestation».[8] Le pouvoir ne cède pas aussi facilement que l’éco-militant le décrit, mais le dernier exprime une autre caractéristique cruciale des éco-protestations – leur impact, leur efficacité. Les manifs qui vont suivre seront considérablement plus nombreuses, plus étendues dans la durée, mais avec moins de résultats immédiats.
Les éco-mobilisations font histoire dans beaucoup de directions, le renversement du rapport online – offline est parmi les plus intéressants. L’Internet vert est mobilisé comme :
- l’organisateur idéal. Les eco-protestations annihilent les structures organisationnelles et prouvent le paradoxe que moins coute l’organisation, plus elle est efficace.
- le lieu privilégié des protestations. Les mobilisations virtuelles dépassent largement celles sur la place publique: alors que des dizaines de milliers (plus de 70 000) ont appuyé les pétitions en ligne et les groupes Facebook contre les OGM, ceux ont manifesté dans les rues ne comptaient que quelques dizaines ou centaines (de 50 à 200 à 400) (Hristov 2011, p. 187).
Internet commence à jouer le premier violon, mais hésite encore entre la clic democracy et la synergie on – offline. L’e-citoyenneté se dessine à l’horizon protestateur, mais prend du temps avant de murir.
L’analyse se concentre sur les eco-mobilisations, mais a une validité plus large et les principales caractéristiques s’appliquent également aux manifestations contre ACTA (Dinev 2012), OGM (Hristov 2011), le gaz de schiste, etc.
2013 – la maturité des protestations, dans la rue et l’e-rue
La thèse de la maturité des protestations de 2013 ne pourrait être défendue du point de vue d’efficacité, du rapport objectifs – résultats. Dans ma grille théorique elle est interprétée dans une autre perspective – celle de l’émergence de la citoyenneté contestataire et numérique. Je vais l’argumenter par rapport à la diversification des protestations, la politique symbolique contestataire, l’e-rue comme modèle de la rue, l’autoréflexivité des nouvelles mobilisations, l’émergence du protestateur en réseau.
2013 bat le record de participation citoyenne avec l’énorme énergie de protestation pendant une temporalité politique record. L’accélération du cycle contestataire est la première dimension, la plus évidente, de la maturité des protestations : après de nombreuses années sans grandes mobilisations importantes on a passé à un nombre impressionnant de manifestations importantes en une seule année. La seconde dimension est la multiplication des manifestations. Le jour où j’ai commencé cette étude, le 20 Novembre 2013, j’ai compté cinq manifestations. La troisième dimension de la maturité contestataire est la diversification des manifestations: à la fois en termes de manifestants et de différenciation des manifestations: par revendications, résultats, durée, composition sociale. Je distingue trois vagues et trois types de manifestations:
- lesmanifestations anti-monopole de l’hiver/printemps 2013;
- les manifs anti-oligarchiques de l’été2013;
- lesmobilisations anti-gouvernementalesdes étudiantsde l’automne2013.
Une analyse comparative détaillée dépasse les cadres de cet article, je vais résumer leur distinction par rapport à ma grille théorique. La géographie politique des protestations d’hiver a été décentralisée. Sofia n’a pas gagné la première place, elle n’y a pas aspirée non plus. J’ai appelé ces protestations « le printemps de Varna », parce que les manifestants étaient plus nombreux à Varna qu’à Sofia, mais surtout parce que leur indignation a été mieux ciblée – contre le maire et un groupe d’affaires. Pas contre l’élite en général, mais contre un maire qui avait amené la ville à genoux devant des intérêts clientélistes ; pas contre le business en général, mais contre un groupe qui dévore la cote et étouffe la vitalité et l’esprit d’entreprise.
La composition sociale des manifestations est devenue un sujet brûlant du débat politique. Deux images contrastées ont été attribuées aux manifestants de l’hiver et de l’été 2013 : « les pauvres et les laids » contre « les beaux et les intelligents». Paradoxalement, cette opposition a été mobilisée à la fois par les critiques et les partisans des manifestations d’été. La présente analyse relativise cette opposition polaire grâce à la thèse de la citoyenneté contestataire: quand ils descendent librement dans la rue, tous les individus mettent en parenthèses éducation et statut social pour s’affirmer en tant que citoyens contestataires.
Le caractère paradoxal des résultats des protestations est illustré par l’éclatement entre revendications et impact. Quelques petits jours après les manifestations de l’hiver 2013 le gouvernement de Boyko Borisov a donné sa démission – sans qu’elle n’ait été jamais demandée. Les mobilisations de l’été 2014 avec la revendication de démission du gouvernement de Plamen Oresharski ont largement dépassé la saison d’été sans arriver à atteindre le résultat.[9] Les deux mobilisations ont eu un impact inattendu et différent de leurs revendications, mais, indépendamment de leur (in)efficacité, toutes les deux illustrent la construction de la nouvelle citoyenneté contestataire.
Les deux mobilisations se sont distinguées en termes idéologiques. Les mobilisations contre le prix excessif de l’électricité s’apparentent à la vague mondiale anti-crise, anti-austérité, anti-élites économiques avares et irresponsables. Les mobilisations anti-oligarchiques ont radicalement changé le discours : elles se sont vite définies de droite. Leur discours est anti-communiste, pas anti-capitaliste. L’identité idéologique et politique est si forte qu’elle a fait émerger une nouvelle figure citoyenne – celle du protestateur. Le citoyen d’hiver protestait, mais ne se considérait pas comme protestateur. Le citoyen d’été protestait et fièrement affirmait sa nouvelle identité de protestateur.
La cartographie asymétrique des mobilisations
L’asymétrie des mobilisations bulgares s’exprime dans deux tendances opposées:
- la formation de clusters de mobilisations intenses comme les écologiques et anti-oligarchiques ;
- la formation de niches de problèmes sociaux et politiques aigus comme racisme, xénophobie, extrémisme, pauvreté, mais qui stimulent que des mobilisations faibles – en nombre d’adhérents et en impact.
La typologie des mobilisations n’est pas parmi les thèmes favoris des observateurs bulgares, elle est centrale pour la présente analyse. Je vais les cartographier selon deux axes : intérêts versus valeurs ; revendications politiques versus revendications syndicales.
La plupart des manifestations tombent dans le quadrant supérieur droit du schéma ci-dessous, où les valeurs sonnent plus fort que les intérêts dans les revendications: mobilisations vertes, ACTA, gaz de schiste, les OGM. Avec leurs slogans appelant à la morale en politique les protestations ‘NOresharski’ tombent dans le même quadrant, mais dans leur cas les revendications politiques l’emportent sur celles de morale. Le quadrant inférieur droit, où les revendications politiques sont définies sur la base d’intérêts, contient les protestations contre les factures d’électricité du début de 2013. La grève des enseignants, ainsi que les grèves, manifestations, mobilisations de mineurs, agriculteurs, chauffeurs de taxi et autres guildes et groupes socio-professionnels, sont dans le quadrant inférieur gauche défini par intérêts et revendications syndicales. Le quadrant supérieur gauche, combinant valeurs et revendications syndicales, semble être vacant sur la carte contestataire bulgare. Ce déficit est local, pas européen: en novembre 2013, quand je conceptualisais la typologie des protestations en Bulgarie, il y avait une manifestation en France contre le racisme, organisée par plusieurs associations anti-discrimination et droits de l’homme soutenue par les syndicats.
Le charme irrésistible de la politique symbolique contestataire
S’il y a une sphère dans laquelle les protestations ont incontestablement gagné – c’est la politique symbolique. L’expression la plus visible – et la plus paradoxale – est l’imitation des protestations par les grands acteurs politiques – les syndicats et les partis.
Le 20 novembre 2013 les grands syndicats ont organisé un défilé au centre de la capitale. Il était paradoxal à tous les égards : manifestation syndicale sans revendications syndicales, leaders syndicaux « masqués » comme protestateurs. Le seul message que cette action a émis était aussi paradoxal en soulignant la force de l’original. La scénographie, la mise en scène, le contenu étaient intégralement empruntés aux protestations, l’imitation ne faisant que renforcer la primauté et la supériorité de l’original. Le même message de hiérarchie symbolique entre original et copie a émis le défilé de la coalition gouvernementale[10].
Le vol de symboles n’est pas impossible. L’exemple local à renommée internationale est l’action artistique transformant des soldats soviétiques[11] en personnages des BD américaines. Cette innovation artistique a démontré la facilite avec laquelle par quelques touches de peinture on peut à la fois ironiser et s’approprier les symboles des autres. Cette facilite s’est avérée trompeuse et décidément asymétrique. Quand les élites ont voulu s’approprier le capital symbolique de la protestation, l’échec a été total et grandiose. Le vol de symbole est alchimie fine qui réussit si rimé avec imagination et invention citoyennes, mais qui résiste à la force et à la pression.
Le Pont aux aigles est le topos et le symbole des protestations. Il porte la mémoire de l’enchantement de la liberté de la citoyenneté post-communiste ascendante en 1989 que les éco-mobilisations ont rafraichi et ont fait sonner ‘vert’. Cette mémoire citoyenne a été revitalisée et renforcée par nombreuses actions politico-esthétiques des manifs d’été 2013.
C’est ce capital symbolique créatif et citoyen que le défilé des partis au pouvoir – le Parti socialiste et le Mouvement des droits et des libertés – a essayé de s’approprier. Grace aux puissantes ressources financières et organisationnelles les deux partis ont réussi à faire venir à Sofia nombreux participants de tout le pays, mais les résultats ont été opposés aux prévus. Le défilé
- a illustré que le Pont aux aigles ne vibre au rythme de la citoyenneté que quand les citoyens le remplissent librement et spontanément, pas quand ils viennent sous l’ordre des partis.
- a affirmé la rue comme le lieu privilégié pour de la politique. La force des partis politiques est ailleurs : dans leurs structures, dans leur capacité à représenter des intérêts. Quand les partis descendent dans la rue pour rivaliser les protestations, ils ne font que confirmer le capital symbolique de la place comme lieu favori pour faire la politique.
- a montré la force symbolique des protestations comme la forme la plus légitime de mobilisation. L’imitation des protestations par les partis relativise leurs propres sources de légitimité – poids électoral, représentation parlementaire, etc. – et affirme la protestation comme la source clé de légitimité politique en période de crise.
L-e-rue comme modèle expérimental de la rue
Les protestations ont élaboré leur propre new speak, dans lequel la symbolique et la graphique de la rue est inspirée par l’e-rue :#Dancewithme, #Occupy. Cet argot numérique est translinguistique: bulgare, anglais et symboles numériques sont mélangés sans règles, avec de l’imagination et de la créativité ludique libre. Cet argot se sent à égale distance de la langue courante prosaïque et de la langue officielle codifiée. Il porte l’esprit rebelle des pionniers de l’internet, de la volonté de ne pas être apprivoisé et subjugué, mais à innover, à expérimenter, à (re) créer à tous les niveaux, à commencer par la langue. Le discours des protestations, forgé dans les ateliers numériques, illustre la transformation d’internet: si dans les mobilisations des enseignants il assistait l’organisation, dans les protestations de 2013 il s’est affirmé comme chef d’orchestre qui détermine le rythme, la sonorité, les accents : « Avant comme maintenant, Internet est liberté ».
Usages des protestations
La protestation comme politisation
«Je veux aller au concert », un adolescent déclare avec enthousiasme quand l’orateur annonce que la manifestation de midi sera suivie d’un concert de l’après-midi.
«Seulement si tu aurais fait tes devoirs », la réponse disciplinaire de la mère est immédiate
«Pourquoi ne m’as-tu laissé à la maison faire mes devoirs ? » réplique l’ado d’un ton protestataire.
« Parce que je dois te former comme citoyen » résume son credo la mère-militante.
Ce dialogue fait rire les participants à la manif. Aussi drôle qu’il soit, il illustre le phénomène fondamental de politisation. La socialisation politique des jeunes est assumée par les protestateurs eux-mêmes. La famille a toujours joué un rôle clé dans la politisation, mais la temporalité accélérée des protestations relativise le rôle des autres médiateurs – l’école, les medias. La relation entre la rue et la famille devient immédiate, intense, politisée.
Trois grandes vagues de politisation caractérisent la démocratisation post-communiste en Bulgarie: 1989/1990 – contre le communisme; 1997 – contre la catastrophe provoquée par le gouvernement socialiste de Zhan Videnov; 2013 – contre l’oligarchie. L’indignation a été le catalyseur de politisation dans les trois cas. La politisation se déploie et se renforce en largeur et en profondeur : le nombre de citoyens croit ; les revendications ne visent pas une ou autre politique publique, mais le cœur même de la politique. «Le problème n’est pas dans les personnes, mais dans le système » et « Nous en avons assez de la hiérarchie. Nous voulons la démocratie directe »: ces slogans des manifestations de juin 2013 résument les grandes ambitions de la citoyenneté protestataire à rejeter le modèle existant et à inventer un nouveau.
La protestation comme esthétisation
L’art s’est matérialise dans la rue sofiote sous la forme de la Liberté de Delacroix personnifiée par un top model. Une année auparavant les étudiants ne savaient pas encore la signification de die-in, pendant les manifs ils écrivaient « Démission » avec leurs corps dans la rue. L’art est l’attribut de la mise en scène contestataire globale : un pianiste joue Place Taksim à Istanbul, un piano décore le Maidan à Kiev, le piano blanc à la place du Parlement à Sofia créait de l’atmosphère pendant les longues soirées d’été quand la protestation s’était déjà transformée en life style de la classe moyenne de la capitale.
La protestation s’affirme comme l’esthétique de l’urbain. « La protestation est la fête de l’ingéniosité civique et du sens d’humour ; être sur la place est extrêmement joyeux », souligne l’intellectuel et un des ‘idéologues’ de la protestation Kalin Yanakiev .[12]
Les interprétations de l’esthétisation de la protestation suivent trois axes: l’éthique / esthétique, efficacité des protestations, la culture contestataire. La première est critique et éthique, soulignant
la substitution de l’éthique par l’esthétique. Pour obtenir un effet, de petits groupes … ne commencent pas en exprimant les intérêts ou en reproduisant des valeurs morales, mais en inventant une forme intéressante qui attirera l’attention. L’effort des militants se déplace de l’organisation des masses sur … le carnaval, l’image, la métaphore (Ditchev 2011, p.20).
La seconde interprétation est également critique et plus politique : elle souligne que la théâtralité éloigne la protestation de son objectif politique: #Démission. Ce point de vue examine l’élément carnavalesque comme une «enveloppe », mais dans un mode explicatif qui est opposé à Christo[13]. Alors que les emballages de Christo cachent afin de révéler, l’emballage carnavalesque cache afin de dissimuler la véritable essence de la manifestation. D’où le pathos critique.
La troisième interprétation argumentée par l’auteur ne considère pas l’esthétisation de la protestation dans le contexte de la normativité, ni dans celui de la forme et de l’emballage, mais à l’égard de la constitution de la subjectivité contestataire. Cette interprétation est positive et conçoit la créativité et l’expérimentation comme expression et outil pour la formation d’acteurs sociaux définis dans la perspective de l’authenticité, l’innovation, la contestation (Krasteva 2013b). Nous savons de Luc Boltanski et Eve Chiapello qu’après 1968, la critique politique se développe dans deux directions: l’une sociale, visant à transformer les relations de pouvoir; et l’autre «artistique», cherchant à transformer les individus en termes d’authenticité et de créativité. Le virtuel est un des topos de la critique «artistique» (Cardon 2012; Krasteva 2013b); la place publique est l’autre. Les deux interfèrent dans la constitution de la citoyenneté contestataire.
L’esprit carnavalesque joue un autre rôle, crucial lui aussi; il est le contrepoint constructif à l’indignation.
La protestation comme autoréflexivité
“Je suis protestateur’ – c’est la manière dont un chercheur éminent se présente à un forum académique. « L’Occupation a changé notre vie », déclare un des leaders des mobilisations des étudiants. L’identité protestataire est autoréflexive. Les nouvelles mobilisations “constantly question themselves not only as movements, but also as individuals, about who they are, what they want, what they want to achieve, which kind of democracy and society they wish for” (Castells 2012: 225-226). Ces questions sont à la fois réflexives et constitutives: elles forgent les identités qu’elles questionnent et problématisent.
S’auto-nommer est la première opération fondatrice. La maturité des protestations s’est cristallisée dans le terme « protestateur ».[14] La seconde consiste à recréer le lien entre mots et actions – l’objectif ultime de la protestation. Dimitar Vatzov, intellectuel et protestateur, définit le déficit démocratique comme éclatement entre mots et choses que la protestation est appelée à réunir. Le discours joue le rôle central dans l’univers contestataire d’où sa fonction performative – non pas de représenter, mais de créer réalité. La performativité du discours contestataire – faire monde avec mots – est élevée sur piédestal.
La seconde stratégie de l’autoréflexivité se réalise dans la floraison du genre de lettre ouverte : des intellectuels – individuellement ou collectivement – écrivent au président de la République, au premier ministre, au président du PS, un étudiant écrit à un intellectuel….. Si la lettre ouverte s’avère d’une attractivité irrésistible en temps de protestation, c’est parce qu’elle est stratégie efficace pour nommer et se nommer, pour identifier ‘amis’ et ‘ennemis’[15], pour déployer des protestations discursives, parallèles et synchroniques à celles de la rue. La lettre ouverte ordonne la parole de la rue, lui ajoute de la cohérence, logique et argumentaire, tout en gardant le pathos et l’affectivité de la parole de rue militante.
La troisième stratégie discursive consiste à faire ‘fratrie’ protestataire : « synergie, cohésion, union, esprit de groupe… frères d’armes. J’appelle nos relations fratrie. Nous sommes liés non seulement par la complicité et le respect mutuel, mais aussi par ces moments uniques qui vont rester parmi les plus forts dans nos vies». C’est la manière dont un des blogueurs actifs des protestations décrit la communauté créée et soudée par la cause, la mobilisation, l’affectivité et la conscience du caractère exceptionnel et unique de l’expérience protestataire.
Conclusion :
nouvelle(s) rue(s), nouveaux acteurs, nouvelle citoyenneté
L’hybride entre espace urbain et cyber espace constitue un troisième espace que Manuel Castells (2012: 222) appelle ‘espace de l’autonomie’. Les protestations se transforment en mouvements sociaux quand elles quittent l’e-rue et affluent la rue, quand ‘l’espace des flux’ s’unit avec ‘l’espace des lieux’, quand les réseaux virtuels descendent pour occuper des bâtiments et bloquer des rues. Le mouvement est global, les mobilisations bulgares n’étant qu’une expression de cette nouvelle citoyenneté contestataire, rêvée dans l’e-rue, réalisée dans la rue. Dans le contexte post-communiste elle acquiert une force politique particulière que je définis comme ‘seconde révolution démocratique’.
La première était la révolution de velours des années 1990, le deuxième est la révolution numérique et contestataire des années 2010. Préparée sur Facebook, elle a éclaté dans les places publiques. Formant messages, réseaux, acteurs et capacités dans l’agora virtuelle, elle les versa sur les rues et places urbaines.
Alors que la révolution post-communiste a été une révolution des élites, la seconde révolution est initiée et menée par des citoyens. L’ancienne a abouti sur la transition à la démocratie parlementaire, tandis que la seconde expérimente et assume des risques à la recherche d’une rénovation et refondation démocratique.
Les lieux de la première révolution ont été institutionnels – Table ronde, Parlement ; la seconde s’invente et s’expérimente sur la place publique – la rue et l’e-rue. La rue a été présente tout au long de la transition, mais ce sont les Indignés post-communistes qui en créent le lieu privilégié pour défier, re/de/construire la démocratie.
Ivan Krastev arrive au diagnostic opposé :
The politics of protests signals the twilight of the …classic idea of revolution… real revolutionaries have ideas and want to win at virtually any cost. Neither of these things was true of recent protests and protesters. With their lack of ideology and concrete demands, they were literally rebels without the cause (Krastev 2014, p. 17).
Ni Bastille, ni Potemkine , les protestations n’ont pas l’ambition de repartir à zéro. Partout, pourtant, et dans le contexte post-communiste, très visiblement, elles contribuent à refonder la citoyenneté. Les deux révolutions démocratiques se réfèrent à des conceptions différentes de citoyenneté. La première conçoit la citoyenneté comme appartenance, la seconde – comme participation. La première la définit d’en haut, la seconde – d’en bas. L’Etat est le centre de la première et c’est lui qui détermine les cadres et le contenu, les individus s’y inscrivent ou échappent – vers d’autres appartenances et d’autres citoyennetés. Dans la citoyenneté comme engagement les citoyens se chargent à la redéfinir en expérimentant de nouvelles formes de participation et de démocratie.
Les protestations sont l’expression la plus visible et paradoxale de la nouvelle citoyenneté contestataire : certaines mobilisations – vertes, ACTA, etc., – mobilisent relativement peu de participants et en temps record réussissent à réaliser nombreuses revendications ; d’autres comme les protestations de 2013 avec un nombre incomparable de participants et pour une durée considérable – n’arrivent pas à atteindre leurs objectifs. L’efficacité des protestations est variable. La présente étude ne s’intéresse pas à cette variabilité, mais à une constante – l’impact des protestations dans l’e-rue et la rue sur la formation du nouveau citoyen habilité par sa voix et rôle publics, militantisme et contrôle sur les élites. Ce citoyen est l’auteur et l’acteur de la seconde révolution post-communiste démocratique et de l’(e)citoyenneté contestataire.
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[1] dans certains discours, dont la plupart critique par rapport aux protestations.
[2] tout en gardant à l’esprit que les auteurs des ouvrages collectifs ne partagent pas nécessairement les mêmes orientations idéologiques et théoriques.
[3] « Le protestateur est beau » (Gueorgui Gospodinov)
[4] 4.7% du PNB au lieu de 4.2%.
[5] Plamen Oresharski.
[6] Interview dans le cadre du projet E-citoyenneté, dirigé par l’auteur.
[7] Slogan des éco-protestations de 2012.
[8] Interview dans le cadre du projet E-citoyenneté.
[9] Quand Plamen Oresharski a dû présenter la démission de son gouvernement la raison n’étaient pas les manifestations, mais le retrait du partenaire dans la coalition – le Mouvement pour les droits et les libertés.
[10] le 16 novembre 2013 dans la ville de Plovdiv.
[11] Du Monument dédié a l’armée soviétique au centre de Sofia
[12] Kalin Yanakiev. Tova e protest na balgarskoto kachestvo sreshtu balgarskoto kolichestvo (This is a protest of the Bulgarian quality against the Bulgarian quantity). Offnews, 10 September 2013. http://offnews.bg/index.php/239980/kalin-yanakiev-tova-e-protest-na-balgarskoto-kachestvo-sreshtu-balgarskoto-kolichestvo
[13] artiste americain d’origine bulgare.
[14] un néologisme en bulgare.
[15] Plusieurs listes – de protestateurs et de non protestateurs – ont joué le même rôle de nommer les ‘amis’ et les ‘ennemis’.