Anna Krasteva. Si la crise du corona virus n’existait pas, elle serait inventée par des leaders post-démocratiques

Le titre paraphrase Sartre et résume l’idée que les leaders post-démocratiques ont un besoin aussi profond et intime des crises comme l’antisémitisme des Juifs.

 « Une époque est souvent caractérisée par la domination d’une auto-interprétation de sa relation avec le changement historique » (Schulz 2017, p.9). Si le XXe siècle a fini avec un discours radical d’anti-crise – ‘la ‘fin de l’histoire’, le XXIe s. a remplacé l’optimisme de F.Fukuyama par l’’état de crise’ de Z.Bauman. Bien avant la pandémie, le sol était préparé et la crise était devenue la métaphore de la société contemporaine.

La société de la crise change aussi l’idée de crise. Je définis la crise post-démocratique (Krasteva 2019) comme un nouveau type de crise dont le triangle conceptuel renvoie à la post-démocratie, le méga leadership et la post-vérité. Elle est liquéfiée, les frontières entre avant, pendant et après de la crise se fondent. Elle est aussi de-ontologisée, de plus en plus autonomiséе par rapport à la réalité sociale et politique et de plus en plus modelée par le volontarisme post-démocratique.

Krasteva A. (2021) Si la crise du corona virus n’existait pas, elle serait inventée par des leaders post-démocratiques. in : Kuriyama. Sh et al, (eds)Covid-19. Tour du monde. Paris, Editions Manucius, 126-128.

La crise migratoire illustre la distinction entre crise classique et crise post-démocratique. La première est liée à l’augmentation sans précédent des flux et à l’incapacité des institutions nationales et européennes à gérer la crise. Ce qui est intéressant pour notre analyse est le second type de crise qui s’approfondit quand la pression migratoire diminue, mais les discours populistes se multiplient. Le leadership post-démocratique n’est nullement gêné par le décalage avec la factualité, sa performativité est redoutable – il réussit à remodeler le corps politique: p.ex., les immigrés en Bulgarie sont moins de 2% de la population, mais l’opinion publique est convaincue qu’ils sont 11%. Ce corps imaginaire de la nation – huit fois plus interculturel que le corps réel –  est plus puissant politiquement car préfigurant le corps électoral.

Certains leaders ont essayé de modeler la pandémie comme la crise migratoire avec ignorance arrogante de la réalité : Bolsonaro l’a appelé ‘petite grippe’ et a licencié ses ministres de la santé qui n’ont pas partagé son diagnostic, Lukashenko a proposé sa recette originale pour combattre la maladie ‘vodka, sauna et tracteur’. Pour l’honneur de la pandémie, il fait souligner qu’elle est plus résistante au leadership populiste. Si les enjeux de la crise migratoire sont les identités, plus élastiques et malléables, l’enjeu de la pandémie est la vie. Et la vie est binaire : elle est ou elle n’est pas.

La pandémie est une telle chance pour les leaders – fans des crises – qu’ils ne vont en aucun cas la rater. Elle est mobilisée pour deux percées. La première est la surveillance digitale – le mix de drones, apps, reconnaissance faciale, etc., qui a fait des pas géants avec la complicité des publics réticents jusqu’à récemment. La crise de la pandémie va s’atténuer, la surveillance digitale ne va que se renforcer : ‘After all, it is much easier to deploy solutionist tech to influence individual behaviour than it is to ask difficult political questions about the root causes of these crises’ (Morozov 2020[1])

La seconde percée est le seuil crucial dans l’histoire de la surveillance que Yuval Noah Harrari definit comme “dramatic transition from “over the skin” to “under the skin” surveillance”.[2]

Le leadership post-démocratique a apprivoisé la pandémie dans son projet de société de crise, du passage de crises ad hoc vers crise permanente, de management vers éternisation des crises.

C’est le tour des citoyens de s’engager dans la bataille des interprétations et usages techno-politiques de la pandémie.


[1] https://www.theguardian.com/commentisfree/2020/apr/15/tech-coronavirus-surveilance-state-digital-disrupt

[2] https://www.ft.com/content/19d90308-6858-11ea-a3c9-1fe6fedcca75

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